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11 février 2025

Le mainate

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Un soir, lors de mes lamentables débuts dans la vie professionnelle, à la fin des années 1970, je traversai le hall d'entrée de l'institut médico-éducatif après une longue journée de travail suivie d'une interminable réunion. Il devait être près de vingt-trois heures. Le hall désert était à peine éclairé par les enseignes indiquant les issues de secours. La flamme d'une bougie disposée à côté d'une cage recouverte d'une étoffe noire vacilla à mon passage pendant qu'une voix émanant d'un petit magnétophone posé à proximité de la cage répétait inlassablement « bonjour, je m'appelle Coco, bonjour, je m'appelle Coco » . Je soulevai doucement le tissu noir.

 

Un mainate posé sur son perchoir tourna la tête et me jeta un regard sévère. Chaque soir, le malheureux oiseau se tapait quarante-cinq minutes de la voix enregistrée du directeur : « Bonjour, je m'appelle Coco, bonjour, je m'appelle Coco » . Le directeur espérait que l'infortuné mainate finirait un jour ou l'autre par apprendre à répéter « bonjour, je m'appelle Coco » .

 

Quand je quittais l'institut tard le soir, je ne pouvais m'empêcher de rendre visite au mainate qui ne prenait même plus la peine de bouger en me voyant. Il se contentait de me présenter son profil droit où luisait son petit œil méfiant. Je brûlais d'envie de presser le bouton stop de ce satané magnétophone mais je n'osais pas. Je n'étais déjà pas à ma place dans ce travail pour lequel je n'arrivais pas à comprendre ce qu'on attendait de moi, alors prendre une initiative dans de telles conditions...

 

Maintenant que je suis à la retraite, enfin délivré de tous les emplois dans lesquels je n'ai rien fait d'autre que vendre mon temps pour de l'argent, je sais que j'aurais dû non seulement appuyer sur stop mais encore écrabouiller ce magnétophone d'un coup de talon ou le confisquer pour le jeter dehors dans la première poubelle. Hélas, on n'a jamais vu un type de soixante-cinq balais remonter le temps pour aller donner des conseils au gamin qu'il était à dix-huit ans.

 

J'avais signé pour neuf mois dans cet institut en tant que candidat élève éducateur et il fallait aller jusqu'au bout puisqu'on ne me virait pas. J'attendais donc la fin du contrat, la fin de la journée de travail, la fin du mois pour la paye et en particulier la fin de ces réunions auxquelles participait parfois le directeur. Je ne comprenais rien de ce qui s'y disait et je restais silencieux en me demandant si je ne pouvais pas en profiter pour aborder le directeur au moment où il se levait pour regagner son bureau. Je lui aurais ainsi parlé du mainate et du traitement déplorable qu'il infligeait chaque soir à la pauvre bête.

 

Après tout, le directeur était un homme en apparence posé et réfléchi mais chez qui j'avais aussi décelé un comportement fuyant et un peu ironique. Un jour, usant d'un ton très administratif, il avait informé les équipes éducatives d'une étrange décision.

 

Elle concernait un homme déjà d'un certain âge, une figure locale, un marginal qui construisait des cabanes dans la forêt toute proche de l'institut et qui se promenait dans le secteur tout nu ou moulé dans une sorte de justaucorps en disposant au préalable des pancartes pour avertir les promeneurs de sa présence. Il se faisait appeler « le Serfin » et se définissait comme un « pré-animal » . À ce titre, il s'estimait fondé à construire une nouvelle cabane non loin de l'enclos des poneys appartenant à l'institut. Il avait adressé une demande écrite au directeur qui avait lu la lettre au personnel avec un petit sourire  aux lèvres et avait donné son autorisation. Dans sa lettre, le Serfin expliquait qu'en tant que pré-animal, il avait vocation à s'offrir en cadeau à l'institut médico-éducatif, ce qui n'engageait bien sûr que lui.

 

Cette anecdote peut sembler amusante et j'en aurais peut-être moi-même souri à l'époque si je n'avais pas eu à subir en plus d'une très mauvaise expérience professionnelle, notamment les trois premiers mois suivant mon embauche, d'incessants et abusifs dépassements d'horaires assortis de suppressions de jours congés, le tout en contradiction totale avec ce qui avait été prévu dans mon contrat de travail. Le jour où je fis discrètement courir la rumeur selon laquelle j'allais alerter la section syndicale de l'établissement, le directeur me convoqua. Je crus qu'il allait me virer mais il n'en fit rien. Il se contenta de me muter dans une équipe au sein de laquelle les horaires et les congés étaient respectés. J'honorai donc laborieusement mon contrat jusqu'à la fin, au mois de juin.

 

Le dernier jour, j'étais d'après-midi. Au moment de partir, vers 21 h, j'entendis un raffut qui venait de dehors. Les poneys s'étaient tous échappés de leur enclos et galopaient autour de l'institut comme dans un western. Quelques éducateurs tentaient de les arrêter mais les poneys étaient entraînés par Iago, le plus grand d'entre eux, noir comme l'ébène, un animal ombrageux et haut sur pattes qui ressemblait plus à un cheval qu'à un poney.

 

J'étais si excédé à l'idée de passer une minute de plus dans l'institut que, laissant tout le monde se débrouiller avec les équidés en goguette, je m'installai tranquillement au volant de mon Ami 6. Ce travail que je quittai sans regret avait eu au moins le mérite de me permettre de financer les leçons de mon permis de conduire et l'achat de la vieille berline Citroën.

 

En démarrant, j'eus une pensée pour le mainate à qui je n'avais pas rendu visite depuis quelques jours. La dernière fois, il avait daigné tourner la tête vers moi, émis un gloussement suivi d'une modulation bizarre et avait dit « couillon » . Ne l'ayant jamais entendu parler, pas même répéter «  bonjour, je m'appelle Coco » , j'en avais conclu que cet oiseau n'avait pas pu prononcer ce mot. J'avais dû mal comprendre.

 

Les décennies ont passé et me voilà enfin à la retraite dans ma maison à la campagne. Je rencontre parfois des gens qui me demandent d'un air navré si ce n'est pas trop dur, si je ne trouve pas les journées trop longues et si je ne songe pas à devenir bénévole dans une association, à quoi je réponds que la retraite, j'attendais cela depuis ma première journée à l'école maternelle, rien que pour voir leurs têtes de drogués du turbin.

 

Cet été, il fait très chaud et je dors la fenêtre ouverte. Il m'arrive encore de rêver au boulot, comme cette nuit au cours de laquelle j'ai entendu un frottement d'ailes au dessus de mon lit. Un oiseau s'est perché sur la commode.

 

Salut, c'est Coco. Alors, ça se passe bien cette retraite  ? Très bien, merci, ai-je répondu en ajoutant  : je suis content de te voir en liberté, cher Coco. Tu sais, je m'en veux encore de ne pas avoir appuyé  sur le bouton stop de ce fichu magnétophone. Coco a haussé les ailes et a dit  : ne t'en fais pas, je sais que tu en brûlais d'envie et puis ce n'est pas évident de défier l'autorité quand on est au bas de l'échelle. Puisqu'on en est aux regrets, je suis désolé de t'avoir traité de couillon mais ça me hérissait les plumes de voir un petit jeune se laisser truander sur ses horaires et ses jours de congé, alors sans rancune, hein  ? Coco s'est envolé par la fenêtre.

 

Le matin, je me suis réveillé avec ce rêve stupide encore dans la tête. Après le petit déjeuner, j'ai pris ma douche et j'ai passé l'aspirateur dans la chambre. En arrivant vers la commode, j'ai distingué quelque chose par terre. C'était une plume, une jolie plume noire.

 

(Extrait de mon recueil de nouvelles L'ange curieux, réédition augmentée en cours de parution (février 2025). © éd. Orage lagune Express. Tous droits réservés).

18 février 2014

Carnet / De l’ennui, de la fatigue, des micro-sommeils, des informations et du tord-boyaux

Ce soir j’ai envie de parler de l’ennui et de la fatigue mais comme je sais que cela va faire fuir tout le monde, j’illustre avec une photo de mon feu en me disant que peut-être, les gens liront tout le texte dans l’espoir de comprendre ce que le feu vient faire là-dedans.

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Le mot ennui ne correspond plus pour moi à aucune réalité depuis que je me suis mis à écrire, vers l’âge de quatorze ans. En revanche, la fatigue m’est une vieille compagne. Je l’ai toujours ressentie, dès l’enfance. Je me souviens avoir été un enfant fatigué, exactement de la même manière que dans ma vie d’adulte. Avant mes débuts dans l’écriture, durant mon enfance, la fatigue naissait parfois de l’ennui car, jusqu’à ce que des personnages de fiction fassent irruption dans mes rêves éveillés, je m’ennuyais énormément. Le jour où je décidai d’écrire leurs histoires, l’ennui disparut mais pas la fatigue. Bien sûr, j’avais les mêmes pics et bouffées d’énergie que les autres enfants mais ces vagues d’élan vital refluaient vite pour laisser derrière elles de longues plages de fatigue. Je peux dire aujourd’hui qu’il s’agissait de la même fatigue que celle des adultes, accablante et souvent mêlée de dégoût de moi-même, des autres et du monde. Je suis persuadé qu’écrire m’a sauvé de la dépression enfantine et d’une crise d’adolescence trop violente.

S’il fut un lieu où l’ennui et la fatigue me visitaient en se tenant par la main comme frères et sœurs, ce fut bien l’école, notamment l’école primaire où il m’arriva plusieurs fois de m’endormir sur mon pupitre. Longtemps après, parachuté dans le monde du travail, la fatigue revint m’accompagner seule dans tous mes emplois car il est hélas impossible de s’ennuyer lorsqu’on est contraint d’exercer un métier alimentaire tout en essayant de continuer à écrire. C’est la double vie de l’écrivain sans rente ou sans fortune, l’épuisant combat de la non-vie au travail contre la vraie vie dans l’écriture.

Durant mes dernières années de salariat dans la presse quotidienne régionale, ma fatigue se manifesta à plusieurs reprises d’une manière à la fois gênante et comique. Complètement saturé et écœuré par les radotages de la vie locale que je passais mes journées à recueillir et à régurgiter dans ces pages si utiles aux épluchures et aux litières d’animaux de compagnie, j’avais fini par me doter d’un petit magnétophone Sony que je déclenchais en présence de mes interlocuteurs. Pendant l’enregistrement, je hochais la tête de temps en temps, tel le chien basculant en plastique sur la lunette arrière de l’auto, pour leur faire croire que je les écoutais. Il ne restait plus qu’à retranscrire en vitesse ces sottises en un papier dont seule la titraille serait lue de toute façon.

Le système fonctionna à peu près correctement jusqu’au jour où, attablé au bar devant je ne sais quel politique ou président de je ne sais quoi (la France est infestée de présidents) mon bras ne soutint plus ma tête qui fléchit mollement au-dessus de ma tasse de café. Je venais de m’endormir pour de bon pendant quelques secondes. J’ai d’ailleurs utilisé cet épisode dans mon livre Le Grand variable. J’en touchais quand même deux mots à mon médecin de l’époque à qui je demandai si je ne souffrais pas de narcolepsie, cataplexie ou autre brimborion de ce genre. Réputée pour la sûreté de son diagnostic, elle me rassura sur ma bonne santé en me précisant toutefois que je souffrais surtout d’une overdose de fâcheux, ce qui ne me rassura qu’à moitié car si je faisais un micro-sommeil chaque fois que je rencontrais un fâcheux, notamment dans le monde du travail, je risquais de devenir le frère jumeau de la belle au bois dormant.

Depuis pas mal d’années maintenant, les circonstances de la vie et l’inusable soutien de ma famille m’ont permis de me tenir à distance des fâcheux et de nombreuses autres choses dans un joli coin de campagne et lorsqu’il m’arrive encore de succomber à un micro-sommeil, c’est que j’ai oublié de couper le son de France-musique à l’heure des « informations » ou que, au coin du feu, je me suis exceptionnellement risqué à un petit tord-boyaux. (*)

(*) On apporta bientôt de l’eau-de-vie de sorbe qui, d’après Nozdirov, rappelait la prune à s’y méprendre, mais qui, au profond étonnement des invités, se révéla un atroce tord-boyaux. — (Nicolas Gogol, Les Âmes mortes, 1842, traduction d'Henri Mongault, 1949)

08 février 2011

Interview

interview,presse,journalisme,le grand variable,éditions éditinter,christian cottet-emard,magnétophoneL’homme que j’attendais arriva exactement à l’heure prévue, ce qui me disposa assez mal à son égard. Je patientai, le temps qu’il fût bien assis, pour appuyer sur le bouton « marche » de mon petit magnétophone et je lui posai une première question stupide. Il s’en montra ravi et développa une réponse pétrie d’éloquence préfabriquée qui me permit de regagner au moins un quart d’heure de sommeil sur une matinée trop tôt commencée. Pour prolonger mon repos, je me fendis cette fois d’une autre question dont je connaissais la réponse. Comblé, l’homme y répondit longuement et je pus me rendormir sans qu’il parvînt à s’en apercevoir puisque je gardais les yeux ouverts et la tête haute. Hélas, ayant quitté le sommeil très superficiel qui me permettait de deviner, au ton de la voix de mon interlocuteur, qu’il allait bientôt finir, je m’assoupis profondément. Ma tête roula alors sur la table et l’homme démasqua mon sommeil clandestin.
Voilà pour l’essentiel de cette journée de désordre.

(Extrait de : Le Grand Variable, éditions Éditinter, 2002.)