06 février 2015
Carnet / Pour quelques grands arbres
L’enfance du piéton
patiente
dans le grand âge de l’arbre
ai-je écrit juste après quelques pas sous l’un des plus anciens et des plus hauts feuillages du parc. J’arpente ce jardin public depuis que je sais marcher.
À l’évidence, ces grands arbres me parlent ou quelque chose ou quelqu’un me parle à travers eux. L’enfant resté au bord de la route de Jean Tardieu? Ma propre voix que je comprends si mal ? Pourquoi ne suis-je pas parti ? (puisque toujours résonne en moi le sec constat de René Char, « Écrire : s’exclure » .
Je les soupçonne, ces arbres, d’être pour quelque chose dans mon enracinement. Ce sont eux les arbres et c’est moi qui ai les racines. Pour moi, ils sont éternels puisqu’ils étaient là avant moi et que leur longévité est bien supérieure à la mienne, même si je vis jusqu’à cent ans, même si certains d’entre eux ne sont pas à l’abri d’un accident (sécheresse, tempête, foudre...), d’une attaque (bûcheron, « paysagiste »...), ou d’une maladie (champignon, insecte xylophage...) autant de péripéties qui pourraient venir contrarier leur destin. Lorsqu'ils disparaissent d’une rue ou d’une place où j’aime faire un détour, j’ai l’impression que la rue et la place s’évanouissent ou qu’elles existent moins, que le paysage a été gommé par la main brouillonne de quelqu’un qui n’arrivera pas à le redessiner.
Bien sûr, on est parfois obligé, surtout en ville, de remplacer certains arbres trop vieux et malades par d’autres qui joueront à leur tour leur rôle de témoin d’éternité pour celles et ceux qui attachent de l’importance à ces choses-là mais on ne m’ôtera pas de l’idée qu’une vie réussie est celle qui s’est épanouie du début à la fin sous les mêmes arbres. Je crois avoir eu cette chance jusqu’à maintenant et je touche du bois (!) pour que cela continue.
Il n’est guère de jours où je ne passe sous les vieux platanes noueux qui me voyaient marcher tout gosse le nez en l’air entre l’église Saint-Léger et l’école Jeanne d’Arc, peu de semaines sans une visite aux quatre sapins pectinés de quarante mètres de haut que les siècles ont légué à mes promenades en forêt (même si, du plus colossal du groupe, âgé de 225 ans, avec près de 4 mètres de tour, ne reste que la souche après ce funeste soir de la tempête du 27 décembre 1999), peu de temps, en somme, sans les marronniers des parcs et jardins qui, l’automne, me fournissaient en munitions lorsque dégénéraient les cavalcades et bagarres de sorties de classe.
Je trouve tout le reste futile. Je mesure le luxe extraordinaire qui m’est donné de pouvoir dire cela et j’en remercie je ne sais qui car je n’ai malheureusement pas la Foi mais je remercie quand même car je n’aime pas l’ingratitude.
Voilà peut-être pourquoi je ne suis pas parti, pourtant très tôt conscient que mes projets littéraires, conçus dans l’enfance, ne trouveraient pas d’humus plus pauvre, de sol plus aride et de cieux plus indifférents que ceux de ma terne bourgade recroquevillée dans sa nostalgie mortifère de gloires artisanales puis industrielles fugaces au beau milieu d’une immensité de splendeur végétale.
« Écrire : s’exclure » ou plutôt écrire : partir, ce à quoi, m’étant pourtant exclu sans regret, je n’ai pu me résoudre, sans doute pour quelques grands arbres...
Texte paru dans la revue Le Croquant. Droits réservés.
02:38 Publié dans carnet | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : arbre, grands arbres, carnet, note, journal, autobiographie, écriture de soi, prairie journal, blog littéraire de christian cottet-emard, doute, question, parc, nature, promenade, oyonnax, ain, rhône-alpes, france, europe, christian cottet-emard, épicéa, sapin, orme, hêtre, sapin pectiné, frêne, église saint léger, école jeanne d'arc, platane, marronnier, érable plane, tempête 1999, écolier, rené char, jean tardieu, poésie, littérature, souvenir, nostalgie, mélancolie, paysage, évasion, racines, enracinement
Commentaires
Il y a eu, il y a quelques années, un très grand arbre coupé au parc, j'en fut vraiment triste, c'était le plus majestueux, le plus beau... On a l'impression que tout ce qui est beau dérange les conseil municipaux... Le notre (de conseil municipal) est formé de bourgeois engoncés qui se sentent en position normale... et bien sûr normative... dans leur impossibilité de se cultiver (et d'accepter des positions différentes si leurs parents ne leur ont pas transmises)... Des réacs quoi... Figés dans la glace de leur petite boite crânienne comme des mammouths... Je suis comme toi, je me demande parfois ce que je fais là, dans mon ile perdue au milieu d'un océan de déchets et attaché sentimentalement à mon "palmier-sapin".... Mais peut-être que c'est ce "confort-inconfortable" qui permet la création....
Écrit par : jacki maréchal | 15 février 2015
Tu mets dans le mille une fois de plus Jacki. Oui, c'est bien cette étroite fenêtre « confort-inconfortable » , comme tu dis, que la créativité et la réflexion trouvent leur espace.
Écrit par : Christian Cottet-Emard | 15 février 2015
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