20 mai 2011
Carnet des pivoines
Ces nuits, un vent doux fait onduler les frênes et encourage les pivoines à s’ouvrir.
Toujours du suspens avec les pivoines. Elles se méfient de la lune rousse, des Saints de glace et des ruses du vieil hiver épuisé en gardant leurs boutons hermétiquement clos jusqu’à la véritable installation des beaux jours. Elles risquent alors un pétale, pas un de plus, qui va rester ainsi déplié tout seul en éclaireur, parfois pendant plusieurs jours, puis se décident à s’épanouir, je dirais plutôt à se défroisser, lorsque le second printemps prend des airs d’été.
Le vent tiède de ces nuits de mai a convaincu les pivoines de se lancer dans l’aventure. Le pétale éclaireur se confond avec les autres et l’ensemble se déploie très vite comme une boule de papier crépon.
Les pivoines dont je parle sont celles qui m’ont accompagné pendant mon enfance. Une variété ancienne. Larges, blanches avec un liséré rouge en leur cœur au parfum sans pareil, elles sont toutes issues du même plan qui a prospéré au moins depuis les années 1950 dans le jardin de la maison construite par mon aïeul au début du vingtième siècle. La vente de cette propriété a été un tel crève-cœur pour moi que j’ai emporté des rhizomes du grand massif dans ma propre maison, achetée en 1992, où les pivoines se sont parfaitement acclimatées. J’ai renouvelé l’opération lorsque j’ai vendu ma maison de ville pour acquérir, à la campagne, la propriété de famille où je vis désormais depuis plus de deux ans, le temps qu’il a fallu cette fois aux pivoines pour reformer un début de massif à une altitude supérieure et sous un climat plus rude.
Mes belles parfumées en sont à leur troisième déménagement. Je les contemple longuement car une fois fleuries, leur vie est courte. Les fleurs sont en effet si lourdes qu’elles fragilisent les tiges. Un coup de vent impétueux, un pluie trop lourde, un orage, et voilà les pivoines en déroute. Pour l’instant, la météo leur est favorable et je vais pouvoir entendre auprès d’elles les vieilles histoires qu’elles me racontaient déjà dans le jardin lorsque j’étais en culottes courtes. Elles vont aussi me parler de mes chers défunts comme elles seules peuvent le faire.
J’aime les pivoines pour leurs paradoxes. Vivaces et fragiles, rustiques et sophistiquées, résistantes et inadaptées, capricieuses et vaillantes. Finalement, j’ai toujours vécu avec elles malgré mes déménagements Dieu merci peu nombreux et peu lointains. Je mesure en ces nuits de douce brise ma chance de pouvoir vivre encore auprès d’elles, sous les grands frênes, dans un vaste espace de verdure et dans des heures lentes, le seul luxe qui compte pour moi.
01 mars 2011
Carnet des anémones trop pressées
Addendum du 15 février 2014 : à presque trois ans près, mêmes activités quotidiennes et même ambiance dans la maison, ce qui est plutôt rassurant malgré les chagrins de fin 2013 et de début 2014. Petite différence, pas encore d'anémones pulsatilles trop pressées...
Saison hésitante. Dans la colline, trois anémones leurrées par quelques nuits trop douces. En ces jours indécis, leur duvet ne sera pas d’un long secours à leur robe violette et à leur petit cœur jaune. Convois de nuages autour de la maison. Entre deux éclaircies nocturnes, le brouillard givre dans les frênes. Les feuilles mortes encore accrochées crépitent dans le silence du vallon. Les bourgeons prêts depuis longtemps luisent. Rien ne les atteint, surtout pas ces neiges lourdes qui désolent les chats en plein tourment de leurs pénibles amours. Les trois brouettes de petit bois ramassé le long du muret, dans les haies et sous les grands frênes au fond du verger sont vides. Il me faudra les remplir aux premiers jour secs si je veux encore m’enchanter de l’éclosion en étincelles des bourgeons de frêne morts qui ont gardé leur couleur violet foncé. Lorsque j’allume le feu avec ces ramures, je respire quelques volutes piégées dans le salon, avide du parfum complexe de ces bourgeons brûlés.
Ces derniers jours, écoute intensive des disques venus d’Angleterre et des États-Unis : des œuvres de William Alwyn (1905-1985), son premier concerto pour piano (1930), son second (1960), sa Sonata alla toccata (1947), deux symphonies (la première et la troisième), et plusieurs compositions vocales, notamment Mirages pour baryton et piano (1970) sur des poèmes écrits par le compositeur, et Seascapes pour soprano, flûte à bec et piano (1980) sur des poèmes de Michael Armstrong.
Photo 1 : de ma fenêtre, nuitamment.
Photo 2 : le compositeur britannique William Alwyn (1905-1985).
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04 mai 2010
Carnet des frênes frileux
Le printemps n'en finit pas d'hésiter. Autour de la maison, les frênes semblent décidés à retenir le plus longtemps possible leurs feuilles. Les lilas vont bientôt s'épanouir mais si la goutte froide persiste au-dessus de nos têtes, on ne pourra pas profiter longtemps de leur parfum. Heureusement, d'autres arbres moins frileux ont déjà verdi et les haies d'épines embaument même sous la pluie. Depuis deux jours, je jette des bûches dans la cheminée et quelques vieux flacons que je réserve plutôt à l'automne et à l'hiver ont tendance à me tenter.
Ainsi que j'en ai l'habitude après une nouvelle publication, j’écoute ces temps-ci encore plus de musique, notamment Sergueï Prokofiev (1891-1953) compositeur qui me passionne depuis mon adolescence. Des années plus tard, j’animais une émission de poésie sur une radio locale et le générique que j’avais choisi était le début du premier mouvement de son troisième concerto pour piano. En plus de sa musique, la personnalité de Prokofiev me fascine. On peut dire que malgré son intelligence supérieure, sa virtuosité de pianiste, sa modernité, il a été parfois injustement malmené par la critique, sans doute en raison de certains traits de caractère qui pouvaient être confondus avec un peu de froideur ou de distance.
À différentes périodes de sa vie marquée par l’exil, il tient un journal qu’il rédige en écriture abrégée (technique de prise de notes consistant à supprimer les voyelles des mots). Dans ces pages qu’il a fallu retranscrire avant leur tardive publication, on découvre un Prokofiev moins intimidant, conscient de son génie mais en proie au doute et au mal du pays. Un jour de dèche, il avoue errer dans New York avec treize cents en poche. Il a du mal à trouver sa place en Amérique où Rachmaninov lui fait de l’ombre. Même si l’Europe lui réussit un peu mieux, il peine à s’intégrer à un milieu musical qui lui est étranger. Par exemple il qualifie la musique de Debussy de gélatine ! Finalement, peu doté de sens politique, il cède à la tentation de rentrer dans son pays natal où on lui fait miroiter une reconnaissance officielle qui sera troublée par de nombreuses et graves tracasseries émanant du régime soviétique. Par une ironie du sort, Prokofiev décède le 5 mars 1953 qui est aussi la date à laquelle Staline est officiellement déclaré mort.
Finalement, c’est un piège qui s’est refermé sur Prokofiev lorsqu’il est rentré en URSS. Lorsque je pense au destin de ce compositeur génial, une phrase que j’entendais souvent dans les années 70 du siècle dernier et qui m’a toujours déplu au plus haut point me revient aux oreilles : si tu ne t’occupes pas de politique, la politique s’occupe de toi.
02:02 Publié dans carnet | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : prokofiev, musique, piano, troisième concerto pour piano, exil, russie, urss, staline, politique, frêne