07 octobre 2005
Michel Butor
En ce printemps 1993, je n’avais conservé de mes activités de presse qu’une collaboration pour la revue Le Croquant et la visite de l’écrivain au centre culturel Aragon d’Oyonnax m’offrit l’occasion d’un entretien. J’en sortis tout ragaillardi par l’immense et sereine érudition de cet homme attentif et chaleureux après un de ces hivers qui vous grignotent le moral d’un sévère “aquoibonisme”, la maladie des provinces enclavées. Quant à mes craintes de tomber sur un froid théoricien du Nouveau Roman, elles s’étaient déjà dissipées depuis que j’avais découvert que le Nouveau Roman ne fut jamais une “école” et encore moins une théorie. La lecture de la Modification, à la fin de mon adolescence, puis, bien plus tard d’un étrange livre-objet intitulé “Cinq rouleaux de printemps” vint me confirmer qu’avec Michel Butor, on n’était jamais en panne de surprises. Ce mot, “surprise” ne vient d’ailleurs pas sur mon clavier par hasard tant ces fameux “rouleaux de printemps” en revêtent l’aspect dans leur emballage de carton et de papier. L’ouvrage se présente sous la forme d’une grande boîte dans laquelle viennent s’aligner, comme des cigares, cinq feuilles enroulées. Le texte manuscrit est imprimé en bleu, vert, marron, noir et rouge, soit une couleur par rouleau. Je tiens aussi à souligner sans chauvinisme que cette surprise d’édition poétique fut conçue et imprimée à Oyonnax en 1984 sur une initiative on ne peut plus privée de Georges Béjean ancien “censeur” (on disait ainsi à l’époque) du lycée Paul Painlevé. En opportuniste éhonté, je ne me privai pas de demander à Michel Butor d’inscrire une dédicace dans la boîte, en souvenir de cet inespéré 19 mars 1993 !
Les livres de Michel Butor se prêtent mal aux notes de lecture, aux comptes-rendus, aux critiques, car tout s’y organise selon une logique qui échappe aux cadres habituels du récit, de la narration, de la description. De prime abord, s’impose à travers les multiples publications de l’auteur de L’Emploi du temps une image de morcellement. Mais il suffit de lire ou d’écouter parler Michel Butor pour constater que cette apparente dispersion n’est que l’écho ou le reflet des vieux verrous qui sautent entre les cellules des différentes disciplines et pratiques artistiques.
Michel Butor est véritablement de ces écrivains qui joignent le geste à la parole : on ne compte plus ses collaborations avec les peintres et plasticiens (Marc Pessin, Gregory Masurovsky...), avec les compositeurs (Henri Pousseur), voire avec les éditeurs eux-mêmes lorsqu’ils oeuvrent dans la fabrication d’autres objets de lecture que le livre (coffrets, emboîtages, mobiles, rouleaux...).
Cette désorientation que peut éprouver le lecteur désireux d’entrer dans l’oeuvre de Michel Butor cède vite la place, pour peu qu’il veuille bien accepter quelques changements dans ses habitudes de lecture, à l’approche vers une quête d’unité de savoir. Transit A -Transit B qui s’inscrit dans la série “Le Génie du lieu” (éditions Gallimard), “fondamentalement livre de voyage” souligne l’auteur, livre que l’on peut manipuler, faire tourner, dans lequel on peut véritablement se promener, en est un bon exemple.
Notes :
- Lire mon entretien avec Michel Butor sur le site des éditions Orage-Lagune-Express.
- Mon dossier consacré à Michel Butor (avec photo et
extraits de Cinq rouleaux de printemps) a été
publié dans la revue Le Croquant n°15 (printemps -
été 1994).
- Michel Butor est l'invité d'honneur du 18ème
festival du livre de Mouans-Sartoux (Alpes maritimes) qui se
déroule en ce moment jusqu'au 9 octobre 2005.
- Entretien avec Michel Butor (propos recueillis par
Michèle Gazier et Pierre Lepape) dans Télérama
n°2908, 8 au 14 octobre 2005.
- Poèmes de Michel Butor dans la revue Salmigondis n°9
(452, route d'Attignat, 01310 Polliat).
Photos :
- Michel Butor (photo Ch. Cottet-Emard).
- Cinq rouleaux de printemps éditions Arches, Oyonnax
(photo M-C Caredda).
- Michel Butor au centre culturel Aragon d'Oyonnax en compagnie
des artistes Marc Pessin (à gauche de la photo) et Gregory
Masurovsky (photo Ch. Cottet-Emard)
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04 octobre 2005
Du mandarinat
À la suite d’un éboulement dans ma bibliothèque (pas de blessés), j’ai inspecté les lieux du sinistre. Le secteur des essais et de la critique avait basculé dans le vide. En ramassant le tas, j’ai fait un constat : plusieurs de ces ouvrages jonchant le sol sont le produit d’une tendance lourde de l’édition, le mandarinat des spécialistes.
Aussi ai-je lu avec bonheur dans “Les Carnets de JLK” sa note du 26 septembre 2005 (“De la critique scientifique”) :
“On voit de mieux en mieux que ce qui importe le plus à ces gens-là n’est pas de défendre et d’illustrer une grande oeuvre littéraire mais de se poser en spécialistes exclusifs de la chose, tels les Docteurs de la loi.”...
...“Pour ma part, je n’ai rien contre les écarts “subjectifs” de tel ou tel critique, mais que celui-ci se prévale de son autorité “scientifique” pour légitimer ses jugements et ses lubies me paraît un peu fort de café.”
Cette clairvoyance m’eût apporté du baume au coeur en 1995 lorsque j’apportai le point final à mon livre “Jean Tardieu, un passant, un passeur” (La Bartavelle éditeur) dans lequel je notai : “Les biographes plus encore que les historiens naviguent dangereusement près de ces écueils qui consistent à s’approprier le souvenir d’un être d’envergure, en particulier d’un artiste. On devient alors un “spécialiste” du disparu. Des oeuvres se sont ainsi construites. Elles appartiennent à la pire des fictions, celle qui avance sous le masque de la Vérité.”
Sans vouloir systématiquement déconsidérer tout travail critique autour d’une oeuvre littéraire, je suis bien obligé d’affirmer que je ne connais pas une bibliothèque (la mienne y compris) où ne s’empoussièrent pas au moins douze kilos de pavés noircis par quelques patentés “spécialistes de l’oeuvre de...” et autres roitelets du commentaire tétant jusqu’à plus soif la mamelle universitaire pour nous maculer des éditions entières de leurs renvois de phagocytes.
Cet incident m’en rappelle un autre, diplomatique celui-là. Alors que je venais d’entrer dans la vie professionnelle, je reçus la visite d’une ancienne camarade de section littéraire. Elle était restée égale à elle-même avec un intérêt pour la littérature inversement proportionnel à sa fringale de reconnaissance universitaire. Je lui souhaitai toute la réussite possible (ce qui advint des années plus tard) lorsqu’elle se mit à inspecter ma bibliothèque d’un regard dédaigneux en murmurant : “je ne vois guère de progression dans tout cela...”. Évidemment, son regard s’était porté sur des oeuvres et des livres qui accompagnent ma vie depuis l’adolescence, fidélité que le cortex droit de cette bête à concours parfaitement adaptée à son environnement ne pouvait concevoir. Qu’importe ! Un jour viendra où, tel l’oisillon, son nom se posera sur quelques notules de bas de page avant de sautiller en bas d’un avant-propos pour bientôt voleter sous les colonnes d’un magazine de littérature jusqu’au vol plané et à l’atterrissage en première page d’une édition d’oeuvres complètes, quand ce petit nom désormais embourgeoisé de caractère gras ne finira point par aller se vautrer sur une couverture qui ne sera pourtant pas la sienne, vous savez, comme cela se fait sur les pochettes de disques où le nom de l’interprète a fini par supplanter celui du compositeur. Peut-être y aura-t-il, ainsi que cela se produit de temps à autres, des étudiants pour se féliciter de cet essor auquel ils auront contribué dans un anonymat et un bénévolat aussi formateurs qu’exemplaires en abattant du travail de petites mains, entre deux coups de feu au restaurant Mal’bouf et trois nuits blanches pas du tout festives. Car c’est aussi parfois cela, la dure loi du mandarinat.
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27 septembre 2005
Pierre Autin-Grenier au bistrot de la Fraternelle
J’ose à peine me permettre ce titre qui, pourtant, coule pour moi de source puisqu’il existe bien un bistrot de la Fraternelle dans la bonne ville jurassienne de Saint-Claude et que Pierre Autin-Grenier existe bel et bien lui aussi, et même avec suffisamment de puissance pour que blogs et revues littéraires (1) s’arrachent aujourd’hui les bonnes feuilles de son livre, Friterie-bar Brunetti (éditions l’Arpenteur / Gallimard) avant sa parution dans quelques jours. Je ferai quant à moi comme tout le monde, j’achèterai et je lirai le moment venu. J’aurai ainsi le temps de me mettre en condition, de me préparer à savourer, car les livres de Pierre Autin-Grenier se goûtent comme des vins nouveaux qui font claquer la langue de gourmandise.
Je ne vois pas pourquoi je me priverais de ces allusions au petit monde des bistrots et du vin pour évoquer l’univers littéraire de Pierre Autin-Grenier, même si je sais que l’auteur de “Jours anciens” (éditions l’Arbre / Jean Le Mauve) approche maintenant les rivages périlleux d’une notoriété certes très méritée mais grande pourvoyeuse de ces clichés qui livrent pieds et poings liés un auteur aux feux de la rampe avant de le griller de cet excès d’amour toujours prompt à virer, chez les critiques, en piquette de mondains énervés par la réussite. Je n’ai que trop le souvenir d’un Charles Juliet snobé par ceux qui le portaient aux nues à l’époque de ses succès d’estime pour mieux l’aigrement dénigrer le jour où il eut le mauvais goût d’accéder à une reconnaissance plus populaire avec L’année de l’éveil (éditions POL). Car ce vêtement du succès, si mal porté dans les salons de notre république des lettres mais aussi, ne soyons pas réducteur, dans les chapelles universitaires de province et, ne soyons pas non plus naïfs, jusque dans les greniers des génies poétiques méconnus, cette cape où l’on drape la nouvelle coqueluche avant de l’y rouler est réversible. Pierre Autin-Grenier ne l’ignore pas pour avoir évité, avec quelques autres comme lui rebelles à l’étiquetage, de se retrouver habillé pour l’hiver d’un costume griffé “moins que rien” que ses tailleurs mal inspirés eurent la prudence de retoucher bien vite. C’est donc toutes ces tentations de réduction paresseuse d’un écrivain à l’image qu’il peut d’ailleurs parfois lui-même entretenir qui m’inspirent cette réticence à m’embarquer sur le radeau du troisième fleuve lyonnais pour naviguer vers les îlots de verdeur d’un peintre de radis bleus (2).
C’est pourtant bien à un comptoir de Saint-Claude, cité enténébrée de trop de rêves enfouis, au printemps 2003, entre lectures publiques à la bibliothèque municipale et stations derrière les tables à dédicaces d’un festival de littérature et de bande dessinée animé par Roland Fuentès (qui a le génie de créer des liens entre les gens) que je trinquai avec Pierre Autin-Grenier dans ce fraternel bistrot, ce café de “la Frat”, comme ils disent là-bas. Poursuivre avec acharnement la collection de clichés en écrivant qu’on croirait le décor du bistrot de la Fraternelle agencé tout exprès pour le levé de coude de Pierre Autin-Grenier serait un peu fort de café. Cela équivaudrait à escamoter d’un rideau de fumée de quelque gris à rouler tout un pan de l’histoire sociale ouvrière en ces époques anciennes où la classe des opprimés songeait plus à s’organiser en coopératives et en sociétés de secours mutuel qu’à financer en quarante ans de crédit revolving (revolving = revolver) l’achat du même 4 X 4 que celui du patron qui a eu, lui, la prudence d’en faire son véhicule de fonction. Mais bon, chacun n’a qu’à faire ce qu’il veut des sous qu’il n’a pas puisque le Medef, sa télé et ses chefs de publicité l’y encouragent et qu’il faut bien (halloween oblige) “réenchanter le monde” si l’on en croit ma sorcière bien aimée, la patronne des patrons.
Qu’on me pardonne ces digressions. C’est que moi aussi, parfois (un tout petit peu mais pas trop) j’aime écrire dans l’air du temps, même s’il renifle méchamment le gas-oil flambé des pots d’échappements mal réglés.
Avec Pierre Autin-Grenier, (et cela vaut pour moi aussi) aucun risque de pots mal réglés dès l’instant que le patron ou la patronne (du bistrot, pas du Medef bien sûr) n’oublient pas de donner les verres et qu’ils ne cherchent point à parquer le client dans la zone non-fumeurs.
Bref, comme disent tous les bavards, me voici donc invité à ce festival jurassien de littérature et de bande dessinée auquel participe Pierre Autin-Grenier que je lis depuis longtemps (depuis la fin des années 70) mais que je n’ai jamais rencontré. Peu de temps avant l’événement, je découvre des portraits de l’écrivain dans le magazine Le Matricule des anges (N°42) qui lui consacre la couverture et je me dis que ce poète en prose n’a pas l’air commode, surtout page 19 où il se balade avec un gros chien noir au profil aussi ronchon que celui de son maître. Mais souvent, les photos mentent et l’homme que Roland et Emmanuelle Fuentès me présentent ce matin se révèle prodigue des “kilomètres d’amitié” qu’il m’offre, après ces deux journées jurassiennes empreintes de chaleur humaine et de franche rigolade, dans sa dédicace de Toute une vie bien ratée (Folio / Gallimard), amitié que je suis heureux de partager, fait rarissime, dès le premier contact, ainsi que cela se produisit aussi avec le poète Jean Tardieu.
Mais je ne dois pas laisser dériver vers l’anecdote le plaisir que je prends à évoquer ma rencontre avec Pierre Autin-Grenier car si l’homme est de ceux qu’on n’oublie pas, l’écrivain est d’envergure : assurément un grand styliste mais surtout un styliste qui a quelque chose à dire en ces temps de verbe creux et de fausse parole. Je m’en étais déjà persuadé en lisant Histoires secrètes paru à l’origine chez Laurence-Olivier Four, livre que j’avais prêté c’est-à-dire perdu. Le hasard, au début du 21ème siècle, me remit Histoires secrètes dans les mains sur une heureuse initiative de Jean-Jacques Nuel qui eut la gentillesse de m’envoyer l’ouvrage réédité aux excellentes éditions de la Dragonne (3), l’occasion idéale de rédiger une note de lecture sur la Toile et que je livre ici telle quelle :
Auteur d’une dizaine de livres de proses (à forte connotation poétique), de nouvelles et de récits, Pierre Autin-Grenier privilégie avec bonheur la forme courte.
Contrairement aux apparences, l’auteur de Je ne suis pas un héros et de Toute une vie bien ratée, publiés chez L’Arpenteur / Gallimard, est loin d’être un écrivain facile, même si quelques critiques l’avaient hâtivement étiqueté comme tel en résumant son oeuvre à l’inventaire des petits riens du quotidien. Car c’est plutôt dans le mystère de ce quotidien que Pierre Autin-Grenier chemine, mêlant tour à tour des éléments narratifs à des épisodes de ce que Pavese appelait “la contemplation inquiète”.
Rebelle aux classifications, surprenante, souvent déroutante, cette prose qui se donne l’air de filer quelques historiettes progresse en réalité comme une vaste variation écrite et réécrite dans une langue à la limpidité singulièrement classique.
Anecdote, quand tu nous tiens... Je ne peux résister au plaisir d’en rapporter une pour conclure cette ébauche de portrait. Elle date de l’époque où PAG eut les honneurs de Télérama. Je furetais dans une grande librairie de Lyon non loin de piles assez considérables de “Je ne suis pas un héros” et de “Toute une vie bien ratée” lorsque j’entendis rouspéter une petite jeune femme très bcbg (du genre eau minérale et remise en forme) en virée avec sa “photo-copine” : “Ah bravo, “Je ne suis pas un héros”, “Toute une vie bien ratée”, eh bien, avec des titres pareils, on est sûr de garder le moral ! Et c’est avec ça qu’il pense vendre, lui ?”
En écho aux propos de cette malheureuse jeune femme, je ne crains pas de poser solennellement la question : Pierre Autin-Grenier est-il conscient de ses responsabilités envers les petites ménagères de moins de trente ans au moral en berne et qui ne peuvent plus “positiver” à cause de ses titres scandaleusement négatifs ?
(1) Extraits inédits de Friterie-bar Brunetti sur le blog de l’écrivain Raymond Alcovère (http://raymondalcovere.hautetfort.com/) et dans la revue Décharge N°127 (e-mail : decharge@litterature.net)
(2) Les Radis bleus (éditions le Dé bleu, Louis Dubost, 1991, (85310 Chaillé-sous-les-Ormeaux) et Folio / Gallimard.
(3) Histoires secrètes, (éditions La Dragonne, 3, rue Chanzy, 54000 Nancy).
Cette maison d’édition est longuement présentée dans le dernier numéro (N°66) du magazine Le Matricule des anges (en kiosques).
Photo : votre serviteur (enfin pas trop quand même) avec Jean-Jacques Nuel (au centre) et Pierre Autin-Grenier (à droite de la photo).
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