05 mai 2006
Tu écris toujours ? (39)
Ce dimanche soir de printemps, sous un ciel si bas que les réverbères se sont allumés, je suis sorti en même temps que la chauve-souris du grenier. Elle et moi sommes bien les seuls à avoir mis le nez dehors et c’est très bien ainsi. Mais je ne dois pas me réjouir trop vite de ces rues silencieuses, de ces hauts murs derrière lesquels les jardins dorment encore car au centre ville, près de la gare déserte ou sous le porche de l’église Saint-Léger, je peux à tout moment croiser le chemin de mon camarade de classe qui promène volontiers son chien-loup en cette heure elle aussi entre chien et loup.
Ce cynophile neurasthénique qui me demande sans cesse si j’écris toujours mais qui, comme la plupart de mes concitoyens, n’a jamais l’idée de trouver tout seul la réponse en ouvrant un de mes livres s’autorise parfois une variante : “qu’est-ce que tu fais maintenant ?” Notons d’emblée la connotation négative de ce “maintenant” qui relègue toute activité antérieure au rang d’une vaine agitation, d’une dérisoire initiative voire d’une mauvaise action, surtout s’il s’agit de littérature. Quant au comminatoire “qu’est-ce que tu fais”, il relève d’une spécialité locale. Je vis en effet dans une ville où, lorsqu’on ne vous a pas vu depuis quelques temps, on ne vous demande pas “comment vas-tu ” mais d’entrée “qu’est-ce que tu fais”. Oyonnax est une ville où vous n’êtes que ce que vous faites. Alors, si vous ne faites rien ou si vous vous livrez à toute activité assimilée à ce rien (qui englobe ici toute occupation qui n’est pas liée à l’industrie, au sport, au bricolage ou à la voiture), eh bien sachez que vous n’êtes rien (à moins que vous ne soyez en mesure de redorer votre piteuse image en faisant ronfler le moteur d’une grosse cylindrée bien voyante.
Ce que je fais maintenant ? Eh bien j’écris toujours ! dis-je en sachant que cette réponse perverse ne peut inspirer qu’un soupir à mon interlocuteur et une flatulence de plus à son compagnon à quatre pattes (à moins que ce ne soit l’inverse).
Et puis il ne faut plus dire certaines choses. Dans ma province, j’ai déjà pris depuis longtemps l’habitude de rester discret sur mes activités littéraires mais je constate de plus en plus souvent que je ne dois désormais plus me contenter de raser les murs de ma cité. Il me faut redoubler de prudence et je vois arriver l’époque où la décence me commandera de m’installer dans une double vie. Une existence d’écrivain clandestin se profile. Je dois m’y préparer. Agent secret ? Non. Écrivain secret. L’idéal serait évidemment d’arrêter d’écrire mais on ne se refait pas et chassez le naturel et il revient au galop et qui a bu boira et ce n’est pas au vieux singe qu’on apprend à faire la grimace et pierre qui roule n’amasse pas mousse et marie-toi dans ta rue et tant va la cruche à l’eau... Enfin bref. Il ne faut plus dire qu’on est écrivain. Je m’en doutais depuis longtemps à la faveur de ma vie quotidienne à Oyonnax. Vladimir Nabokov le disait déjà en constatant que se présenter comme un écrivain n’était pas le meilleur moyen de séduire les Lolitas. Chercheurs d’emploi confrontés à un sergent recruteur dont vous avez envie de vous payer la tête parce que le boulot dont il vous juge de toute façon indigne vous a déjà convaincu de partir en courant, amusez-vous juste une fois pour rire à mesurer l’effet somptueusement dévastateur sur l’entretien d’embauche de cet aveu : “pendant mon temps libre, je suis écrivain”. Si le job vous paraît convenable, “pas trop bourrin” comme l’écrit la percutante E.R (en lien sur ce blog), faites l’impasse sur l’écrivain. Tout ce que vous voulez mais pas écrivain. Tout ce qui vous passe par la tête (je fais de la planche à voile, du ping-pong, du lancer de Père-Noël, du kidnapping de nain de jardin, de la pêche à l’holothurie, de la chasse à l’échinocoque, je me pends au lustre, je m’esbaudis es champs... Tout, vous dis-je, mais pas écrivain. D’ailleurs, certains écrivains adoptent eux-mêmes cette posture. Confidentiels ou à grands tirages, ils se mettent à chipoter sur le mot écrivain dès qu’un projecteur s’allume sur leur tête, qu’un micro leur est tendu, qu’un magazine leur ouvre une double page : écrivain ? Oui, peut-être, bien sûr, à mon modeste niveau, enfin je ne sais pas, disons que j’écris des livres (enfin des livres ce serait peut-être excessif de dire ça, peut-être des textes, encore que des lignes, ce serait peut-être plus approprié...) Mais écrivain, oui, pourquoi pas finalement, je serais tenté d’accepter ce terme si vous y tenez absolument tout en le réfutant dans mon vécu au niveau du langage, hem, c’était quoi au fait la question ? La question c’est VOUS ÊTES ÉCRIVAIN OUI OU MERDE ? Mon plombier, lui au moins, il n’a aucun mal à dire qu’il est plombier.
Dans le magazine Télérama n° 2938 daté du 6 au 12 mai 2006, une dénommée Marie Depussé, encadrée de sa double page garnie de la classique photo avec chat tendant à signifier qu’elle est écrivain a cette réponse définitive exprimée en style peuple : “On s’en fout, d’ces conneries, d’ailleurs tout l’monde s’en fout ! Quelqu’un qui dit je suis écrivain est définitivement un sinistre con, il faudrait d’abord qu’il crève pour oser l’affirmer !”
Voilà qui est envoyé, vinzou !
Juste deux questions : est-ce valable aussi pour les autres artistes (peintres, sculpteurs, compositeurs ? Dois-je m’attendre à des problèmes dans ma vie quotidienne (déjà bien désorganisée) si par hasard un jour je me retrouvais “définitivement un sinistre con” en osant affirmer sans pour autant être obligé de crever : “je suis écrivain non pas parce que je prétends adopter une posture flatteuse mais tout simplement parce que j’écris et je publie des livres de littérature (bonne ou mauvaise, à chacun de décider) ?
Je me vois déjà vert de peur, interrompant abruptement mon copain en plein effort d’articulation de ses fatidiques “tu écris toujours” ou “qu’est-ce que tu fais” par un sibyllin : “je ne peux pas te le dire car je risquerais de devenir définitivement un sinistre con. En plus, je n’ai pas envie de crever”. Pour le coup, il en ferait une tête. Déjà qu’il me soupçonne d’être anormal.
Mais revenons à nos moutons à plumes, tous ces écrivains qui ne veulent pas se définir comme des écrivains. Qu’est-ce que cela veut dire ? Ou plutôt qu’est-ce que cela ne veut pas dire ?
Certains soirs, décidément, je me sens comme “une truie qui doute” (pour parler comme Claude Duneton).
(À suivre)
00:45 Publié dans FEUILLETON : tu écris toujours ? | Lien permanent | Commentaires (14)
17 avril 2006
Mes publications récentes dans la presse
Une nouvelle :
Des amis avec un gros chien noir (Extrait)
... Plus loin, Earl Lediable longea un long mur de béton où était inscrit en immenses lettres noires “AUTO-DÉMOLITION”. Bientôt, la ligne droite de l’avenue se dispersa dans l’horizon du fleuve dont les quais suivaient le méandre. Frôlé par les ramures d’un vieux saule attaqué par mousses et lichens, Earl Lediable accéléra le pas. Une odeur chimique qui semblait provenir du fleuve le convainquit d’interrompre sa promenade...
Un texte :
Sollers sur les Zattere (Extrait)
... En cette fin d'automne, le moment était venu de faire mes adieux à Sollers...
(À lire dans la revue La Presse Littéraire n°5, actuellement en kiosque.)
19:50 | Lien permanent | Commentaires (7)
07 avril 2006
L'homme qui sent la patate
À la lecture du chapitre 26 de mon livre Le Grand variable (éditions Editinter), des lecteurs me demandent régulièrement comment j'ai imaginé l'épisode de l'usine. Eh bien je n'ai rien imaginé du tout. Je me suis juste contenté de relater l'un des moments (pénibles) qui ont constitué ma brève expérience de l'usine où, à l'âge de seize ans, j'ai sacrifié un mois de vacances. Pourquoi ? Pour me payer des vacances, pardi !
Le Grand variable (26)
Le jour de mon entrée à l'usine, je suis pris en charge par l'homme qui sent la patate. Petit, rondouillard, toujours suant, cet homme a pour mission de m'apprendre le maniement de la machine à lier des boîtes en carton pliées à plat.
Il sent les pommes de terre car il en consomme de si grandes quantités que sa transpiration a fini par s'imprégner de leur odeur.
- On empile dix boîtes bien à plat les unes sur les autres à cet endroit de la machine et on presse le bouton, explique l'homme qui sent la patate.
Un poids en bois descend et comprime les boîtes.
- A ce moment-là, il faut appuyer sur la pédale de la machine pour que le lien en plastique entoure les boîtes, poursuit-il d'un ton docte.
Et d'insister :
- D'abord le bouton, ensuite la pédale. A toi maintenant.
Mais voilà. J'appuie sur la pédale avant de presser le bouton, non pas parce que je suis incapable de comprendre la consigne, mais parce que je suis troublé par l'idée d'avoir à coordonner ces gestes toute la matinée, toute la journée, toute la semaine, tout le mois, toute l'année, toute la vie...
- Non, non, dit l'homme qui sent la patate. D'abord le bouton, ensuite la pédale. Sinon, regarde, le lien entoure les boîtes sans les comprimer et après, elles ne tiennent plus sur les palettes.
L'homme qui sent la patate est contrarié car il lui faut maintenant s'occuper de retendre le lien en plastique après ma fausse manoeuvre. Mais il essaye de n'en rien laisser paraître car il faut être patient avec les nouveaux.
- Voilà. Recommence quand je te le dirai. Et n'oublie pas : le bouton puis la pédale...
Au moment où il se penche au-dessus de la machine pour vérifier si le lien est bien tendu, l'homme qui sent la patate grommelle quelque chose et j'interprète ce grognement comme le signal. Le bouton puis la pédale...
Et voilà l'homme qui sent la patate empêtré dans le lien en plastique car la machine, bien que de conception ingénieuse, ne fait pas la différence entre une pile de boîtes en carton et un homme. Dès l'instant qu'on presse le bouton et qu'on appuie sur la pédale, elle lie tout ce qui passe à sa portée. Et cette machine n'a aucune raison de faire une exception au bénéfice d'un homme, qu'il sente ou non la patate.
01:25 Publié dans Et à part ça ? | Lien permanent | Commentaires (5)