16 septembre 2005
Tu écris toujours ? (29)
Pourquoi me suis-je un jour mis en tête d’écrire des histoires et d’en faire ma principale activité ? Plusieurs réponses me viennent à l’esprit chaque fois que je m’interroge à ce sujet, signe que la raison principale de ce choix reste obscure.
Au milieu des années soixante du siècle dernier, ma mère m’emmenait chez le coiffeur et le bonhomme en était quitte pour un quart d’heure d’épopée, de récits haletants et baroques dont les épisodes avaient tous pour cadre le modeste appartement familial et la vieille demeure des grands-parents . Si l’homme aux ciseaux ne connaissait pas depuis des décennies les deux respectables familles, il aurait peut-être pu se laisser convaincre - non pas que mes parents étaient des agents secrets un peu sorciers sur les bords - mais que l’ambiance à la maison pouvait être perturbée, qu’on ne me laissait pas assez dormir ou qu’on me donnait trop de café. Ainsi ne trouvait-il rien de mieux à dire à ma mère d’un ton mi-admiratif mi-perplexe après m’avoir rendu à ma casquette écossaise à pompon “mais où va-t-il chercher tout ça ?”, question des plus pertinentes puisque je continue moi-même à me la poser aujourd’hui, une petite quarantaine d’années plus tard.
La fameuse casquette, justement, (écossaise à pompon) aurait pu fournir au coiffeur un élément de réponse s’il avait eu le temps, entre deux bols, de jeter en direction de la rue un œil à travers la vitre opaque de son salon aux fauteuils chromés garnis de moleskine rouge, ce jour où il aurait pu voir un coup de vent soulever le ridicule couvre-chef de ma brosse toute fraîche pour l’envoyer se poser dans la vespasienne aujourd’hui disparue et qui, je le note au passage, manque beaucoup en cette époque funeste où un petit pipi vous coûte vingt centimes d’une monnaie forte. Au rendez-vous suivant, il aurait en effet logé la source d’inspiration de l’incroyable histoire de casquette magique qui s’envole toute seule de la tête d’un enfant qui ne l’aime pas et qui, un peu aidée par le zéphyr tout de même, retombe dans une pissotière où le destin la soustrait à l’infamie en la faisant atterrir sur la tête d’un occupant de l’édicule, un clochard qui avait justement perdu la sienne et qui en avait bien besoin d’une nouvelle.
“Mais où va-t-il chercher tout ça, cet enfant ?” Pas très loin, pourvu qu’il ait un bon public. J’en trouvai un au cours préparatoire, certes limité à une personne mais de qualité puisqu’il s’agissait du maître d’école, pas méchant mais de sinistre aspect avec son air ténébreux et sa haute silhouette ascétique surmontée d’une veste sombre posée sur les épaules comme une pèlerine d’où pouvaient promptement s’envoler à destination de nos joues roses deux paumes aussi larges que des assiettes. Je les entends encore claquer sur ma figure le jour où, pour moi et quelques autres, elles se firent l’instrument du châtiment que nous attirâmes sur nous après avoir passé une semaine à pousser des hurlements sauvages dans la nef de l’église, juste pour le plaisir de réveiller un écho que le curé n’apprécia pas. Cette mémorable mornifle ne me dissuada point de raconter à ce maître redouté, devant l’auditoire ébahi de mes camarades et avec un luxe de détails des plus réalistes, un voyage à New York qui n’était pas tout à fait imaginaire puisque ma jeune marraine s’y était transportée en avion en compagnie des membres de sa chorale “do, mi, sol ,do”. Sans vouloir me vanter, j’avais si bien puisé dans ses multiples anecdotes pour étoffer mon récit que le maître, hélas, n’eut de cesse d’en connaître d’autres détails lorsqu’il rencontra mes parents. L’homme au tableau noir et au regard de la même couleur ne m’infligea aucune sanction et s’abstint de tout commentaire, à ma grande surprise car je m’attendais plutôt à un envol fulgurant suivi d’un raid de représailles de ses grosses paluches contre mes joues déjà bien rougissantes. J’étais encore trop jeune pour savoir qu’on pardonne beaucoup à ceux qui savent raconter de belles histoires et que ce don peut propulser tout individu pas forcément littéraire dans les hautes sphères de l’économie et de la politique (de nos jours sœurs jumelles) mais je crois me souvenir de l’étrange sensation qui m’étreignit ce jour-là : je venais de découvrir la puissance de la narration.
(À suivre)
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13 septembre 2005
Tu écris toujours ? (28)
“Camarade” de classe, passe ton chemin si par hasard tu te retrouves sur le mien car nous n’avons rien à nous dire.
Inutile d’aller boire un verre pour évoquer des souvenirs d’école dont les miens sont à 99,9% désagréables. En plus, j’ai déjà ce copain qui date du cours élémentaire et qui n’arrête pas de me demander si j’écris toujours alors qu’il n’a jamais eu l’embryon de l’idée d’ouvrir un de mes livres. Tu ne vas quand même pas t’y mettre, toi aussi ? “Camarade” de classe, toi qui réalise que oui c’est bien moi, je te vois venir avec ton air content m’infliger cette question à laquelle, sois en sûr, je ne répondrai pas gentiment si tu tombes de la lune un jour où je me suis levé du pied gauche voire même un jour où je me suis levé tout court.
Et ne va surtout pas t’imaginer qu’une de ces photographies d’écoliers en blouses que nous serions censés encadrer mais dont, en réalité, nous fûmes encadrés les mains sur nos pupitres puisse aujourd’hui établir entre nous un lien qui ne faisait déjà que se distendre avant-hier quand il n’aurait heureusement pas servi à nous étrangler mutuellement. Ne crois pas non plus, à la lumière de ces propos dissuasifs, que je te voue une haine particulière car tu n’es pas assez important pour cela. Entre nous, ce n’est qu’une question de distance, astronomique dirais-je. Nous sommes plus loin l’un de l’autre que deux planètes, que deux galaxies.
Si la sotte idée nous prenait d’échanger des souvenirs d’anciens combattants (alors que nous n’avons combattu rien ni personne - je m’en réjouis autant que tu t’en désoles - et que nous ne sommes “anciens” de rien du tout), une approximative politesse héritée des coups de règles du maître d’école sur nos doigts nous conduirait à mollement monologuer jusqu’au moment de nous séparer enfin.
Contrarié, tu auras trouvé moyen de me dire que de toute façon, tu n’as pas le temps de lire et qu’en plus, “le français et la poésie”, cela t’a toujours saoulé, sans doute juste après que je t’eusse infligé ma provocation favorite : “le foot, c’est le ballon rond et le rugby l’ovale, c’est bien ça non ?”
Essaie de méditer (je sais, cela te sera pénible) sur l’énigme et la mélancolie des rapports humains, toi que l’approche de l’âge mûr terrorise au point d’en arriver à me trouver presque sympathique alors que ce que je prenais chez moi pour de la maturité ne me sert à rien d’autre, après mon hostilité enfantine et forcément démesurée eu égard à ton insignifiance, qu’à te témoigner désormais ma neutralité malveillante.
PS : voici quelques années, tu m’avais reconnu dans une pâtisserie de notre petite ville et tu t’étais cru autorisé à me le faire savoir à haute voix, ce qui m’a contraint de te répondre que tu devais commettre une erreur, me confondre avec une autre personne, à la stupéfaction de la vendeuse qui, à cause de tes enfantillages, m’a refilé un éclair au café au lieu d’un éclair au chocolat en me demandant d’un air bizarre “c’est pourtant bien vous, monsieur Cottet-Emard, celui qui écrit ?”
(À suivre)
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08 septembre 2005
Tu écris toujours ? (27)
L’écriture, c’est bien sûr la rencontre avec le lecteur, la principale, mais aussi les rencontres, plus contingentes, avec d’autres écrivains. Alchimies incertaines, moments délicats, instants de grâce, rendez-vous manqués et festival de gaffes au programme.
Je vois encore Charles Juliet, s’adressant à des lycéens depuis une estrade, rouler des yeux anxieux dans ma direction parce que je me contorsionnais sous son nez pour lui tirer le portait lors d’une interminable séance de photos au terme de laquelle je m’aperçus avec horreur qu’il n’y avait pas de pellicule dans l’appareil, Jean-Marie Auzias me préciser que cet enfant qui était tout son portrait n’était pas son petit-fils mais son fils, Serge Montigny encaisser sans broncher mes vieilles aigreurs contre Tel quel et le polar avant que je n’apprenne son influence dans ces deux sphères littéraires et remplir une fois de plus le verre de Jean Tardieu (à sa demande) sous le regard fataliste de Marie-Laure, son épouse, commentant laconiquement mon geste de solidarité contre la soif : “il le sait que ça va le rendre malade...”.
En matière de communication avec mon prochain, mes jours les moins inspirés sont souvent ceux que j’essaie de transcender par des assauts de sincère bienveillance. Dans ces moments-là, j’ai ceci de commun avec l’enfer: pavé de bonnes intentions. “On a frôlé le chef-d’oeuvre” ai-je déclaré à mon amie (et qui l’est restée) Marie-Ella Stellfeld à propos de son excellent roman noir, “L’homme aux oreilles de jazz”.
Attention aux petites blagues censées détendre l’atmosphère autour d’une bonne table : “quelle est la différence entre un critique gastronomique et un critique littéraire ? Le premier crache dans la soupe, le second la sert”, ai-je soufflé à l’oreille de Marcel Bisiaux qui, je le savais pourtant pour être un de ses fidèles lecteurs, signait dans la Quinzaine Littéraire une chronique mêlant littérature, philosophie et gastronomie.
Difficile de se refuser le subtil plaisir de mettre les pieds dans le plat, surtout avant de passer à table. À Meillonnas dans l’Ain, lors d’un apéritif en plein air, en petit comité et en bonne compagnie, en présence, notamment, de Charles Juliet, quelqu’un se fendit de cette classique et non moins étrange question, version assez voisine et collective de la récurrente “Tu écris toujours ?” : pourquoi écrivez-vous ? Je ne me souviens plus de quelle manière Charles Juliet se tira de cet embarras mais lorsque les regards convergèrent vers moi, j’en étais encore à allumer un petit Davidoff et, Dieu sait ce qui me passa par la tête, je répondis que j’écrivais pour me payer des cigares, ce qui eut pour effet de faciliter le passage d’un ange et de couper court à tout dialogue, notamment avec mon voisin de fauteuil en rotin, l’auteur de “L’année de l’éveil” qui m’envoya un regard éteint sans toutefois renoncer à un haussement de sourcil désapprobateur.
Après le dîner, le maître de maison demanda à Charles Juliet s’il voulait bien accepter de poser pour une photo et me désigna pour appuyer sur le déclencheur. Mon appareil était certes chargé ce soir-là mais le flash ne voulut jamais partir. Je suggérai donc à notre hôte de braquer un petit abat-jour sur la tête de Charles Juliet, ce qu’il s’empressa de faire en une laborieuse gymnastique qui mit notre écrivain assez mal à l’aise. Après les photos sans pellicule, on lui refaisait le coup sans flash et en lui braquant une ampoule dans la figure, comme dans les films policiers... Quand vint l’heure du digestif, pour me faire pardonner ces enfantillages et lui prouver que je le lisais depuis longtemps, je demandai à Charles Juliet de me dédicacer un opuscule imprimé en ronéo par les éditions du Dé bleu, un petit recueil de fragments de son fameux journal. Il sembla surpris et perplexe de voir réapparaître cette humble et ancienne publication qu’il parapha poliment. Avec tout ce que je lui avais fait endurer, peut-être me soupçonnait-il maintenant d’être un de ces collectionneurs d’autographes n’ayant de cesse de revendre l’objet pour acheter des cigares !
J’ai dû m’entretenir, jusqu’au moment où j’écris ces lignes, avec une bonne trentaine d’écrivains, connus et inconnus, peut-être même un peu plus, ce qui est peu, compte tenu de mes activités de presse et de mes déplacements (de plus en plus rares) dans des salons et autres lieux du livre. Que reste-t-il de ces contacts ? Quelques anecdotes, de franches rigolades, une certaine mélancolie et les reproches affectueux de quelques amis estimant que “je n’avais pas su cultiver ces relations pour faire mon chemin dans le monde littéraire” (sic). Ils ont probablement raison mais mon caractère ne me permet pas d’instiller de la stratégie dans mes relations amicales ou simplement cordiales avec les écrivains et les artistes que le destin met sur mon chemin. De plus, je préfère passer pour un ours que d’être soupçonné du moindre comportement courtisan. Enfin, s’il est presque toujours intéressant d’approcher un écrivain en chair et en os, la vraie rencontre est évidemment dans l’oeuvre, celle-ci pouvant parfois se révéler bien supérieure aux qualités humaines de son auteur...
Lorsqu’il m’arrive de franchir l’étrange frontière entre l’auteur et le lecteur, matérialisée par une méchante petite table destinée aux signatures, et de m’essayer à l’exercice des dédicaces, j’appréhende la déception de celle ou de celui qui a pris plaisir à la lecture de mes livres et qui ne découvre qu’un bonhomme empêtré dans la recherche de l’équilibre entre convenances sociales et spontanéité, art où je n’excelle guère. Mais j’arrête là l’autocritique, suivant ainsi le conseil de Sacha Guitry : “ne dites pas trop de mal de vous. On vous croirait.”
(À suivre)
Photo : Charles Juliet (Photo Ch. Cottet-Emard, droits réservés)
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