16 octobre 2015
Carnet / Barcelone à distance
Avec une ville, c’est comme avec quelqu’un, le courant passe ou non. Malgré les bons moments vécus à Barcelone, je n’ai pas accroché plus que cela avec la capitale catalane.
La rambla del mar et le Port Vell
Dès le premier soir avec Marie, nous avons descendu la Rambla à deux pas de l’hôtel jusqu’au Port Vell dont l’imposante passerelle de bois, la Rambla del Mar, nous a conduits au Moll d’Espanya, un immense quartier moderne gagné sur la mer ou s’éclaire au crépuscule l’enseigne Shopping & Dining du vaste centre commercial Maremagnum.
Le centre commercial Maremagnum
Après quelques excellentes mais onéreuses tapas de poisson accompagnées d’un verre de blanc, nous avons flâné dans le dédale de boutiques de luxe peu fréquentées à cette heure de l’apéritif, ce qui m’a permis de remarquer une femme entièrement voilée de noir qui venait de faire ses emplettes dans un magasin de parfumerie et d’accessoires de marque. Ses mains gantées ont rassemblé les sacs griffés face au sourire mi-inquiet mi-commercial de la vendeuse et sa silhouette a flotté dans l’allée vide au sol brillant avant de s’évaporer comme une brume, vision glaçante et spectrale d’un futur houellebecquien si l’Occident ne se réveille pas de sa torpeur boutiquière et ne fixe pas fermement ses limites. Sous nos yeux désormais, l’alliance moins inattendue qu’il n’y paraît de l’archaïsme le plus obscur au consumérisme le plus clinquant puisque l’un comme l’autre, dans leur feinte opposition, excluent le libre arbitre et l’esprit critique.
En remontant la Rambla, le soir
Peu rassasiés par les tapas, nous avons fait demi-tour et sommes retournés vers les quartiers anciens où nous avons dîné dans un restaurant moyen où l’on parlait français avant de rejoindre la Rambla jusqu’à la Boqueria / Mercat de Sant Josep, le grand marché traditionnel de la ville dont les derniers étals remballaient vers 22h.
L'entrée du marché
Pour la suite du séjour, afin d’éviter les plateaux de tapas vendus au prix des petits fours (n’oublions quand même pas qu’à l’origine, les tapas étaient des restes, des « rogatons » astucieusement accommodés et destinés à être grignotés sur le pouce — alors à prix égal, autant se taper une bonne tranche de morue grillée avec ses petits haricots ronds), nous avons décidé de manger sur ce marché au centre duquel des kiosques sont équipés de comptoirs où l’on cuisine devant les clients tous les produits frais évidemment disponibles sur place.
Morue grillée et haricots cuisinés sur le marché
Ambiance et gourmandise garanties mais additions plutôt salées pour un marché. Rien à voir avec les marchés portugais, notamment à Porto, où l’on se régale aussi en produits frais bien cuisinés mais pour trois ou quatre fois moins cher, notamment dans les restaurants populaires. Sur le marché Sant Josep, il existe aussi une multitude de petites gourmandises pas chères à déguster debout, notamment de succulents verres de jus de fruits pressés à un euro. Quant aux friandises de toutes sortes, sucrées et salées, elles débordent des étals où elles vous sont servies à un rythme effréné.
À Barcelone, tout va vite, très vite, trop vite, ce qui peut dérouter les tempéraments nonchalants comme le mien. Quant aux horaires (notamment de repas), il n’y en a pas. Les gens mangent tout le temps, à une cadence soutenue, ce qui n’empêche pas les personnels de service et les commerçants de se montrer gentils et patients, en particulier avec les touristes dans mon genre, incapables d’aligner une seule phrase dans une langue étrangère.
En ce qui me concerne, malgré les langues vivantes au programme du collège et du lycée, je n’ai jamais pu m’exprimer autrement qu’en français, non pas parce que j’avais de mauvais professeurs mais parce que ce genre d’apprentissage est hors de ma portée. Pour moi, apprendre à parler une langue étrangère, en dehors des difficultés techniques insurmontables que cela suppose, a quelque chose à voir avec l’exil, ce serait comme changer de maison. Je n’en suis pas fier et j’en éprouve une grande frustration puisque cela constitue un obstacle à une éventuelle installation au Portugal pour moi et les miens au cas où la situation deviendrait trop pénible voire dangereuse en France (que la Providence nous en préserve). Je me console de cette faiblesse en constatant que dans les pays étrangers que je connais (à part la défunte Yougoslavie où je ne remettrai jamais les pieds malgré la beauté des paysages de la Croatie), les autochtones ont souvent à cœur de montrer qu’ils se débrouillent en français et apprécient qu’on les en complimente.
À l’heure où j’écris ce carnet, j’ai sous les yeux le guide de Barcelone qui traîne sur mon bureau et dont les images devraient désormais me parler mais ce n’est guère le cas comme ce le fut pour Venise, Rome, Lisbonne et Porto. Je n’ai pas ressenti cette ville au fond de mon esprit, je n’ai pas réussi à en saisir l’âme malgré les lieux que j’ai le plus appréciés tels que les vieilles rues du Barri Gotic, la place Reial avec ses palmiers et ses grands cafés où j’ai bu des cocktails et du Cava en fumant des Upmann.
Peut-être cette difficulté à véritablement vivre Barcelone s’explique-t-elle par les excès de la gestion du tourisme de masse à coup sûr aux mains de technocrates qui raisonnent en terme de « flux de visiteurs à optimiser » , surtout sur le plan financier. Les musées sont ruineux et les plus connus inaccessibles sans billets coupe-file réservés sur internet avant même le départ. Pas question de musarder et d’entrer au dernier moment au gré de l’inspiration ainsi que nous en avons l’habitude lors de nos voyages.
Nous avons fait le tour de la Sagrada Familia sans pouvoir y entrer, ce qui est regrettable car elle est à mon avis plus belle à l’intérieur qu’à l’extérieur avec ses arches arachnéennes et son côté Facteur Cheval à la puissance mille.
Le chantier permanent de la Sagrada Familia
Les cars de touristes se déversent sur Gaudi comme sur Disneyland, sans doute est-ce ainsi qu’une partie de ces distraits abordent cette architecture dont le délire mâtiné de prouesse technique aux limites de ce que peuvent supporter les lois de la pesanteur semble voué à ne rien exprimer d’autre que le vertige et l’obsession de la prolifération. En cela, Gaudi est un visionnaire de nos temps rétifs à toute intériorité. J’ai trouvé l’antidote sur les hauteurs de Montjuic où un anglais nous a mystérieusement cédé ses billets d’entrée valables pour une journée à la Fondation Miro dont l’œuvre m’a toujours beaucoup parlé.
À l'entrée du concert au Palais de la Musique Catalane
Sur le plan musical, nous avons réussi à réserver le seul concert disponible dans nos dates au Palais de la Musique Catalane dont la grande salle constellée de verrerie et de mosaïques multicolores a été conçue par l’architecte comme un jardin où la nuit ne tomberait jamais.
Une salle de concert certes extravagante et somptueuse où l’on accède par un escalier monumental mais qui ne saurait faire oublier un programme un peu trop court lors de cette soirée où Manuel de Falla et Isaac Albéniz ne faisaient que passer entre deux Zarzuelas auxquelles quelques ballets conventionnels quoique professionnels n’apportaient rien d’autre qu’une note un peu trop folklorique, sans parler de certains auditeurs agités, bruyants et mal élevés, mal assortis à ce lieux raffiné.
La coupole inversée de la salle de concert
Pour finir, un conseil à qui ne voudrait pas manquer de découvrir cette salle prestigieuse : prenez d’emblée un concert et faites l’économie de la visite touristique en groupe qui vous soulagera de la somme excessive de 18 euros par personne sous prétexte de vous imposer un guide. Il vous plantera dix minutes devant des annonces publicitaires et des propos convenus de stars du classique avant de vous infliger une brève conférence au cours de laquelle il vous parlera comme à des demeurés. Quand je pense que certains lui ont donné un pourboire en sortant !
Voilà qui résume hélas un des aspects pompe à fric de Barcelone, ce qui n’enlève heureusement rien à son prestige et à sa démesure auxquels il faut aussi ajouter un indéniable attrait en matière de shopping avec l’incontournable Corte Inglés, les belles fringues et les caves à cigares au choix étourdissant.
On est loin de l’époque décrite par le texte d’un écrivain étudié au lycée en cours d’espagnol et dont j’ai oublié le nom. Barcelona hora punta, ainsi s’intitulait l’extrait, évoquait une ville grise du milieu du vingtième siècle en proie au malaise social des ouvriers. La déferlante du tourisme a modifié le paysage social en profondeur en apportant un autre style de précarité pour les moins qualifiés. Est-ce pour rassurer les foules de visiteurs que la présence policière est si massive et si visible ? Au moins les espagnols ne semblent-ils pas avoir de complexes, contrairement à nous français, avec ces impressionnants déploiements de forces (voitures rapides, fourgons équipés de grilles anticaillassage, policiers en tenue armés jusqu’aux dents) qui ne peuvent peut-être pas supprimer toute menace mais qui ont le mérite d’envoyer un message clair à l’ennemi.
Je dédie cette conclusion à celles et ceux qui vont m’enlever de leurs contacts FB après l’avoir lue.
(À suivre, peut-être...)
Photos CCE
19:28 Publié dans carnet, Voyage | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : barcelone, espagne, catalogne, ville, carnet, note, journal, autobiographie, écriture de soi, prairie journal, christian cottet-emard, voyage, promenade, blog littéraire de christian cottet-emard, maremagnum, corte inglés, shopping, dining, rambla, rambla del mar, port vell, moll d'espanya, occident, houellebecq, cauchemar houellebecquien, ennemi, boqueria, mercat sant josep, marché, tapas, morue grillée, langue étrangère, venise, lisbonne, rome, porto, croatie, yougoslavie, place reial, palmier, cava, vin, barri gotic, cigare upmann, sagrada familia, tourisme, facteur cheval, montjuic, fondation miro, palais musique catalane
17 juin 2014
Carnet / Avant de mettre la table du petit déjeuner
J’en suis encore à me demander, lorsque je trouve certains coins de ma région vraiment trop moches dans des bourgades du Haut-Bugey et du Haut-Jura, entre Oyonnax, Nantua et Saint-Claude, pourquoi je n’ai pas saisi quelques occasions de partir m’installer sous des climats et dans des lieux plus adaptés à mes goûts et à ma personnalité. L’Italie et le Portugal m’auraient beaucoup plu mais il n’est hélas pas dans mes moyens intellectuels d’apprendre une langue étrangère. Cette incapacité définitive a au moins un avantage :
Photo : à Lisbonne
lorsque je me trouve dans un pays étranger que j’aime, j’apprécie de ne rien comprendre de ce qui se dit autour de moi. C’est comme si je me trouvais en vacances de toute actualité avec l’illusion de jouir ainsi d’une sorte d’immunité diplomatique. Manque de courage, de maturité, de réactivité, lenteur, difficultés d’adaptation, esprit petit bourgeois souvent réactionnaire sur certains sujets (je n’en ai pas honte) peur de manquer (je suis adepte du « mieux vaut un tiens que deux tu l’auras »), je n’en finirais pas de chercher les vraies raisons de mon enracinement et cela ne servirait plus à grand-chose désormais. Quant aux « promotions » , du reste très foireuses, qu’on a tenté de me refiler à l’époque où j’étais dans la presse puis dans d’autres métiers, elles n’étaient que des manœuvres destinées à me mettre en situation d’incompétence et à me faire démissionner. Je ne suis évidemment pas tombé dans ce piège et quand bien même aurais-je accepté les mutations, ici comme ailleurs, j’aurais toujours eu la même nausée à me coltiner la merdouille locale qui pue partout d’identique façon, même sous des cieux plus cléments d’un point de vue météorologique. Au moins ici et maintenant, je vis dans une bulle de nature et d’espace à peu près préservés sur ma terre et celle de mes aïeux, à l’écart de ce qui a plombé ma jeunesse, c’est-à-dire des boulots débiles, des sots métiers, entre autres celui de journaliste qu’il me déplaît d’avoir exercé (mais c’était cela qui s’était présenté).
Ces trois derniers soirs, j’ai vu passer le renard qui a emprunté le même itinéraire à la même heure. J’étais dehors immobile au clair de lune sur trois marches près de ma porte d’entrée. L’autre soir, il a tourné la tête vers moi et s’est immobilisé sous l’effet de surprise. Jusqu’à maintenant, je n’en avais vu que de d’assez fluets mais ce spécimen-là était vraiment d’une taille impressionnante. Il m’a fixé intensément pendant une bonne minute puis, voyant que je ne bougeais pas, il m’a sans doute oublié et a repris tranquillement sa route en produisant de petits sons aigus et étranges, assez désagréables à l’oreille. La nuit suivante (pour une fois je dormais un peu mieux), ce sont les sangliers qui sont venus dévaster les rangées de pommes de terre dans le jardin. Nous ne couperons pas à la construction d’une clôture.
Pourquoi ai-je attendu si longtemps pour lire Charles Bukowski alors que mon ami et éditeur Jean-Jacques Nuel m’en a fait l’éloge depuis belle lurette ? Sans doute parce qu’il me fallait commencer par ce qu’on appelle des écrits périphériques ou secondaires comme peuvent l’être des carnets ou un journal. Il s’agit en l’occurence d’une sorte de carnet de route d’une tournée promotionnelle en Europe intitulé Shakespeare n’a jamais fait ça (éditions Points) que j’ai trouvé chez Gibert à Lyon. Bukowski y relate le souvenir (très embrumé par les vapeurs de vin blanc) qu’il eut de son passage à l’émission littéraire Apostrophes mais le plus intéressant réside évidemment dans de brèves notations qui révèlent sa vision du monde et surtout son irréductible allergie au bric-à-brac qui intéresse le commun des mortels ! Le texte (qui donnera des flatulences et des boutons aux bobos de la nouvelle bien-pensance contemporaine) voisine avec 80 photos de Michael Montfort où l’on voit l’auteur de L’Amour est un chien de l’enfer trinquer, faire du tourisme, fumer des cigarillos, essayer un imperméable, craquer des photos... Extrait page 53 : « Je devais faire une lecture de poésie à Hambourg. Ce qui ne m’empêchait pas de détester les lectures de poésie ; je me bourrais toujours la gueule et je me battais avec le public. Je n’ai jamais écrit de la poésie dans le but de la lire en public, mais c’est sûr que ça payait le loyer. »
Pendant que j’y étais (à Lyon) j’en ai profité pour ramener une version de A Ceremony of Carols de Benjamin Britten, un CD Naxos où l’on trouve aussi Friday Afternoons et un ensemble de trois mélodies, Three Two-part Songs. J’ai bien besoin d’écouter ce genre de musique en ce moment pour calmer les vagues de chagrin et d’anxiété contre lesquelles je lutte à armes inégales bien sûr.
À part ça, comme d’habitude dans le Jura, la saison à peu près chaude a succédé du jour au lendemain à la saison froide. Du coup, les pivoines qui ont trop hésité et on battu leur record de retard en attendant jusqu’à maintenant se sont ouvertes en catastrophe et ont vite cédé sous un soleil trop piquant. Certaines se sont étiolées et d’autres ont séché en boutons ; en cela les pivoines sont comme les œuvres littéraires que nous portons et qu’il faut sortir au bon moment. Sinon c’est fichu.
J’arrête là car il est 2h du matin et je me lève à 6h. En plus, j’ai besoin d’un petit cigare et d’un carré de chocolat noir. Je dois aussi mettre la table du petit-déjeuner.
02:13 Publié dans carnet | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : carnet, note, journal, écriture de soi, prairie journal, oyonnax, nantua, saint-claude, haut jura, haut bugey, france, franche-comté, rhône-alpes, renard, charles bukowski, michael montfort, éditions points, benjamin britten, a ceremony of carols, friday afternoons, naxos, cd naxos, blog littéraire de christian cottet-emard, petit déjeuner, cigare, chocolat noir, chagrin, anxiété, langue étrangère, italie, portugal, lisbonne, lisboa, pivoine, christian cottet-emard, jean-jacques nuel, amitié