15 mai 2008
À contre-courant
Pour oublier l'ambiance de plus en plus lugubre d'Oyonnax, je me replonge dans mes carnets datant de l'été et de l'automne 2006, à la suite d'un de mes séjours en Sardaigne.
Alghero (Sardaigne), juillet 2006, Lungomare Marco Polo, le soir et le matin.
Hier avant minuit, ce vaste chemin de ronde qu’on appelle à Alghero « Lungomare » bruissait d’une foule tranquille. À la terrasse au clair de lune d’un de ces petits bars où l’on sert le Vernaccia mousseux avec flûtes et seau à Champagne, j’ai fumé un « Cuaba » un peu sec. Avec Marie, nous repensons au garçon qui nous avait fait rire, dans ce même café en août 1999, en me donnant du « Sir » ! Aurais-je une tête de touriste anglais ? Le cigare de ce soir estival du vingtième siècle était un « Rey del Mundo » dont j’ai collé la bague dans mon carnet.
Depuis cette rituelle promenade nocturne sur ces remparts surplombant la mer, la petite aiguille a bientôt fait le tour du cadran et me voici de nouveau sur le Lungomare désert en cette fin de matinée éblouissante, assis sur un banc de pierre et griffonnant ces notes comme si je n’avais pas mieux à faire, comme si c’était bien le moment, en plein milieu de la Méditerranée, de penser aux livres en chantiers et aux collaborations aux revues... Comme s’il n’y avait pas assez d’hiver dans ma montagne pour cela...
« l’idée me semble très prometteuse, avec des ouvertures non seulement sur le texte mais encore sur le graphisme, notamment à l’heure où le risque de ne plus laisser de traces manuscrites en raison de la saisie directe concerne de plus en plus d’écrivains.
Mon esprit plutôt lent et le harcèlement du quotidien m’obligent à tenir des carnets. Comparés à ceux d’autres auteurs, les miens sont assez moches mais bien utiles pour ne pas trop perdre des moments vécus, des surprises de lecture, des colères ou des instants d’accord avec le monde. Ils me sont bouées dans le naufrage, cailloux dans la forêt. Ce serait donc un plaisir pour moi d’être associé à vos travaux mais de quelle manière ? »
À quoi ressemblent mes carnets ? Donner quelques pages ? (Difficile, moi qui ne peut m’empêcher de détruire mes brouillons).
Mes carnets n’on rien d’attrayant, rien de la beauté chiffonnée (artistement brouillonne) de ces très esthétiques carnets d’écrivains recherchés par les collectionneurs ou, parfois, reproduits dans les magazines.
Mes carnets regorgent de ratures, d’écriture bâclée, parfois de fautes. Il s’agit d’aller vite. L’important est de capturer l’idée, la sensation, avant qu’elles ne s’échappent. Pas le temps de bien écrire, de calligraphier, d’autant qu’en fixant quelque chose qui passe dans la tête ou qui remonte de la mémoire, on le fait souvent très mal installé. Un jour, à Venise, j’ai posé mon carnet sur une des passerelles installées en prévision de l’alta aqua. Devant moi, je voyais l’eau du canal de la Giudecca déborder doucement sur le quai en un discret clapotis. Pattes de mouches, gribouillis, écriture sale.
Mes carnets bégaient. On peut y lire des choses ridicules, des projets avortés, des élucubrations de songe-creux. C’est la cuisine, une cuisine mal tenue. Dois-je la faire visiter ? Dois-je montrer ce qui m’entre dans la tête, ce que je prends pour une piste de réflexion ou une possible esquisse lorsque cela se présente juste avant le sommeil, au moment où je viens d’éteindre et lorsque je rallume pour noter et noter encore, à moitié hagard ?
Mes carnets sont spontanés, je ne le suis pas. Mon écriture ne l’est pas. Je tiens mes carnets car j’ai mauvaise mémoire, des difficultés de concentration et une bonne dose de sentimentalité.
Avec son idée de revue consacrée aux carnets d’écrivains, Anthony Dufraisse me pose problème. Au début, je voulais lui proposer des extraits d’un recueil inédit de carnets de voyage. Mais ces textes ne sont déjà plus des pages de carnets. Ils sont déjà « écrits », sortis depuis longtemps de la matière brute de la notation. Ce ne serait pas honnête et, de toute façon, il n’en voudrait peut-être pas. Je n’arrive pas à comprendre ce qu’il veut exactement, malgré ses indications.
Que donner d’autre ? Ces réflexions rapides sur le projet de revue ? Ou peut-être les tout derniers poèmes écrits très vite au moment de cette rupture que j’ai récemment éprouvée dans la lecture et l’écriture de poésie ? Ces dernières tentatives privilégiant un rythme et des associations d’idées non arbitraires, au plus près du sujet et présentées dans une forme intermédiaire entre vers et prose constituent ce que j’ai écrit de plus proche de ce que je pourrais appeler un carnet poétique. Je pense notamment à mes récents « poèmes » L’Énigme du père et Le Poète mène une vie quotidienne.
Décrire les carnets est une autre possibilité.
Mes carnets ne sont que des pense-bêtes.
Feuilleter mes carnets de notes.
J'ai en effet recours à ce bon vieux système pour tenter de fixer puis de me remémorer d'improbables moments de grâce capables de déchirer le voile poussiéreux du quotidien. J'allais ressortir du magasin l'image des pépites extraites du limon mais soyons modeste, en ce qui concerne mes esquisses, il ne s'agit que de cristaux glanés au hasard du sentier caillouteux ! De l'or, il y en a quand même dans ces pages de carnets. Il s'agit des citations, pensées épinglées tels des papillons de collection, vraies pépites celles-là, d'auteurs avec qui je me sens parfois en sympathie, glissées entre les bagues de cigares collées, les adresses, les photos, les beaux timbres, les coupures de presse et autres découpages, éparpillées dans ce petit matériel de dépannage pour réflexion à l'arrêt, en quelque sorte trousses de première urgence pour rêves égratignés...
Ce carnet que m’a offert ma fille, on dirait un gros morceau de chocolat noir. Il me plaît tellement que je n’ose pas le commencer à la légère. Je vais essayer de m’appliquer, de ne pas le couvrir de ratures, comme les autres. Je crois qu’il va être parfaitement adapté au recopiage de certaines notes que j’écris directement dans le canevas de mon blog. Ce sera une « sauvegarde de papier », en quelque sorte.
Ce carnet noir est différent de ceux que j’utilise d’habitude. Il s’agit d’une copie du fameux Moleskine fabriquée en Italie et vendue assez cher par rapport au modèle français d’origine, ce dernier étant désormais introuvable.
J’ai adopté depuis pas mal de temps des carnets à petits carreaux de marque « Clairefontaine » de format 11 X 17 cm, 192 pages, couvertures en couleur, pelliculées, avec motifs végétaux (écorces, brindilles, noeuds de bois...). Ces références à la nature m’apaisent. Solidement reliés et cousus, ils me permettent de coller aussi des fleurs séchées, des cartes postales, des tickets d’entrée de musées, de concerts, des publicités, toutes sortes de papiers qui attestent d’un voyage, d’un instant, d’un moment plus « vécu » qu’un autre. Il m’arrive de devoir revenir à ces papiers collés pour tenter de faire remonter vers la conscience un de ces souvenirs fugaces pouvant nourrir un texte ou un poème, voire même un chapitre, une nouvelle ou un roman entier. À la fin, sous l’effet des épaisseurs de papier et des multiples manipulations et déplacements que je lui inflige, le carnet double comiquement de volume, se distend, se patine. La pellicule se décolle, sèche, se ride. Le carnet s’épaissit et vieillit, comme son propriétaire.
Oyonnax, automne 2006
La Sardaigne est déjà loin et je n’ai pas donné de nouvelles à Anthony Dufraisse. Marie me fait remarquer que cela va bientôt friser l’impolitesse de ma part. Ce n’est pas moi qui suis impoli, c’est le temps, avec tout ce que nous inflige cet « animal », comme disait Jean Tardieu, cet « animal du temps » qui me transforme en un animal moi aussi : un vieil ours engourdi dans sa tanière des forêts d’épicéas columnaires, de hêtres et de sapins pectinés du Haut-Bugey et du Haut-Jura.
Je relis mes notes de l’été et je me demande ce qu’elles pourraient bien apporter au projet d’Anthony Dufraisse. Je l’informe que je déclare forfait et cela m’ennuie car je sens que cette revue s’annonce différente, audacieuse. Toujours cette manie de m’exclure. (« Écrire, s’exclure », disait René Char). La bonne excuse !
La parution de mon (faux) polar, Le Club des pantouflards, aux éditions Nykta animées par France Baron et Claude-Jean Poignant qui sont en train de devenir des amis, m’a distrait de mes autres chantiers. Autre bonne nouvelle datant de l’été, une bourse du Centre National du Livre. Là encore, on me demande « des extraits de travaux en cours » que je crains de montrer tant ils me paraissent, du moins pour l’instant, indigents.
Oyonnax, fin d’automne 2006.
Je viens de recevoir un message d’Anthony Dufraisse. Il insiste pour lire mes pauvres notes. Finalement, ma peur de dévoiler ces extraits de carnets, ces brouillons que je détruis comme pour faire disparaître les traces d’une mauvaise action, ce n’est rien d’autre que de l’orgueil. Les complexes, qu’ils soient de supériorité ou d’infériorité, ne sont que de l’orgueil. Alors, soyons humble ! Envoyons... Après tout, si le ridicule tuait, il n’y aurait pas d’humanité.
Photo : Alghero (Sardaigne), Lungomare Marco Polo, juillet 2006.
20:10 Publié dans carnet | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : carnets, journal, notes, sardaignes, lungomare, vernaccia, méditerranée
08 octobre 2007
De sauvages colères
En complément des réponses aux questions que Jean-Jacques Nuel a bien voulu me poser (en ligne sur son blog), je reprends ici ce texte que Joseph Vebret avait accueilli dans une rubrique intitulée La Tribune du lundi sur le thème « Pourquoi la littérature ? ».
Dans mon grand jardin d’enfance, vers l’âge de dix ans, je m’ennuyais beaucoup et souvent. J’avais peur dès que je m’en éloignais. Un jour, je me suis dit : ce n’est pas possible, tu ne peux pas continuer à t’ennuyer ainsi dans la vie. Alors, je me suis mis à écrire. J’ai aussitôt remarqué que le pommier devenait un monde à lui seul, que le lézard des murailles, « chef-d’œuvre de la bijouterie préhistorique » pour citer Francis Ponge que j’étais encore loin de découvrir, avait quelque chose d’une créature mythologique. Je testais des histoires sur moi et après, je les racontais aux autres. Certaines produisaient un effet, d’autres non. J’essayais d’écrire celles qui avaient réussi. Je n’y arrivais pas. Première prise de conscience : un jour, j’écrirai pour de bon. J’ai déjà eu un peu moins peur. Il a ensuite fallu que tout cela mûrisse et des années sans écriture ont passé jusqu’au début de l’adolescence durant laquelle j’ai de nouveau tenté d’écrire des poèmes romantiques imités de mon idole du moment, Victor Hugo. Échec total. L’ennui revenait. Je suis tombé malade (sérieusement) et de nouvelles années se sont écoulées sans écriture, sans tentatives abouties. Après, j’ai quitté le lycée. C’est une fois dehors, libéré des programmes et de certains enseignants, que quelque chose a commencé à frémir. J’ai produit des textes en vers et en prose que je n’ai pas tous détruits. J’en ai même publié quelques uns dans de petites revues. Ensuite, tout a évolué autrement. Je suis sorti peu à peu du cycle « écriture-non-écriture ». Ne pas écrire ou écrire peu, voire presque rien, ne m’apparaissait plus comme une incompétence. J’avais fini par comprendre que le véritable et principal travail d’écriture n’était pas uniquement celui de la rédaction et qu’il survenait parfois à mon insu dans ces périodes inactives que je considérais à tort comme infertiles, pas négatives, mais disons improductives. Le plus aguerri des écrivains a toujours, je crois, beaucoup de mal à accepter l’idée selon laquelle ne pas noircir des pages et des pages ne signifie pas que la source est tarie. J’ai compris cela en faisant mon jardin. La terre doit se reposer. En surface, c’est le calme plat. Dessous, cela continue.
Mes pires périodes de véritable infécondité ont coïncidé avec les époques au cours desquelles j’ai été avalé par mon travail. Il faut dire que j’avais choisi le plus dangereux des boulots pour quelqu’un qui prétend se lancer dans l’écriture (je parle de l’écriture littéraire, le reste, c’est autre chose). « Choisi » n’est d’ailleurs pas le mot juste. Un poste de journaliste professionnel dans l’agence d’un quotidien régional s’était présenté. Après un ou deux ans de ce travail que j’ai gardé une décennie, je me suis aperçu que l’écriture me quittait. Devoir écrire tous les jours sur tout et n’importe quoi à toute vitesse m’obligeait à utiliser des stéréotypes d’écriture dont le vide reflétait la vacuité des sujets que j’avais à traiter. Je vous en épargne la liste. Ouvrez un quotidien régional et vous vous ferez vite une idée de ce qui me vidait de toute créativité. Écrire, c’est traquer le sens. Écrire sans cesse sur ce qui n’en a aucun, c’est nier l’écriture. Pour quelqu’un qui aspire à devenir écrivain, c’est très dangereux. Cela équivaut presque à un suicide intellectuel. Je soupçonne quelques journalistes rencontrés durant ma brève « carrière » d’avoir suivi ce chemin avant d’aboutir à un cul de sac en forme de cul de bouteille. (Je parle ici des plus intelligents). J’avais d’autres projets que la cure de désintoxication, alors j’ai organisé la résistance. Puisque je n’arrivais plus à écrire à cause de toutes les assemblées générales et les réunions ineptes auxquelles je consacrais mes journées et mes soirées, il me fallait d’abord maintenir le lien avec l’écriture, la vraie, la seule, par tous les moyens. Au point où j’en étais, tout était bon, y compris de me balader toute la journée, où que j’aille et quoi que je fasse avec un livre, un livre dans la main. La nuit, je n’avais qu’à tendre le bras pour le toucher, le sentir là, sous la lampe. Au bureau, dans le salon de coiffure, dans la salle d’attente du dentiste, un livre, partout me protégeait. Je me servais de ce fétiche pour conjurer les forces maléfiques qui m’encerclaient. Lire ces livres m’importait autant que de les transporter, de les manipuler, de les soupeser et de les tourner en tous sens. Montale, Brodsky, Pessoa, Mandiargues, Calaferte, Nabokov, Duras, Luzi, Sereni, Jaccottet, Char, Carver, Ungaretti, Cernuda, Cossery, Pavese, Tardieu, Giono, Kavvadias, Landolfi, Saba, Bowles, Beckett, Ramuz, Hamsun, Kundera, Penna..., mes fringales littéraires de l’époque faisaient désordre sur le bureau d’un localier. Petits lampions têtus dans le brouillard d’une vie de journaleux, ces piles de livres en équilibre précaire ont un beau jour enseveli la note de frais d’un pigiste sportif qui n’avait déjà pas grande estime pour la littérature. Belle victoire des Lettres sur les chiffres ! Que ces grands écrivains me pardonnent de m’être servi de leurs noms pour dire le mot de Cambronne aux collègues malveillants, aux amis menaçants, aux petits chefs rancis, et à toute l’armée de ceux qui sont payés pour vous mitonner des « aurores à gueules de tenailles » pour reprendre une image de René Char.
À cette époque, je pouvais dire « ne me secouez pas car je suis plein de colère ». Celle-ci était bien sûr destinée à celles et ceux qui me rendaient la vie impossible au travail mais je la dirigeais aussi contre moi-même, incapable que j’étais de me soustraire aux travaux ridicules qui plombaient mon existence. La colère est l’un des bons terreaux de l’écriture, à condition de savoir la détourner du particulier qui l’a suscitée pour l’orienter contre l’universel de l’ennui et de la malveillance. Le grand chic, le talent, c’est d’exprimer cette colère en termes choisis, dans un style qui vous est propre, calmement, extraire et produire du sens en fourrageant à pleines mains dans la boue individuelle. Le plus délicat des sonnets, la plus suave des mélodies, tous les chefs-d’œuvre de l’art et de la littérature sont aussi de sauvages colères contre tous les buveurs de sang qui nous transforment le monde en caserne et à qui la beauté provoque des œdèmes de Quinque, des descentes d’organes, des occlusions, des coliques, des furoncles et des gangrènes gazeuses. Le jour où j’ai compris cela, j’ai voulu mettre mon grain de sel. Voilà comment cela m’est venu, en fait, la littérature. Et je ne me suis plus jamais ennuyé.
01:35 Publié dans Et à part ça ? | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : Carnets, littérature, écriture, Christian Cottet-Emard
30 avril 2007
Une autre pièce d'or
« Encore une fringante journée de printemps qui est sortie comme une autre pièce d'or de l'escarcelle de la nuit. »
(Hubert Nyssen)
22:00 Publié dans Alliés substantiels | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Hubert Nyssen, carnets, poésie, printemps, or