18 novembre 2023
Sur un sentier recouvert
Les derniers temps de la canicule, j'écrivais dans la salle à manger en pleine nuit, sous le halo d'une petite lampe. La baie vitrée était grande ouverte pour que je puisse me rafraîchir. Dehors, il faisait noir, pas de clair de lune. J'ai entendu un souffle, comme un animal qui flaire, juste devant la baie.
J'ai d'abord cru à un chien en goguette mais je pense maintenant que c'était un sanglier qui ne m'avait pas senti. Peut-être était-il venu boire dans la piscine gonflable installée pour mon petit-fils. Plusieurs jours après, des pelouses de ma propriété et de celles des voisins ont été retournées ainsi que cela se produit assez souvent dans les villages.
Deviner la présence toute proche du sanglier qui est un animal puissant aux perceptions d'une extrême finesse est une sensation forte. J'ai encore en mémoire cet épisode de l'époque où j'arpentais les forêts presque tous les jours, en particulier en demi-saison. Pour accéder à une clairière depuis un ancien sentier en perdition recouvert de basses ramures d'épicéas, je rampais entre deux fourrés de hautes herbes très épaisses et très denses où persistaient quelques plaques de neige. J'ai alors entendu renifler et grogner à proximité sans pouvoir détecter ne serait-ce qu'un mouvement. Inutile de préciser que je me suis vite éloigné, de crainte de surprendre une laie avec des petits, ce qui peut arriver si le vent ne lui est pas favorable pour flairer l'humain.
Rencontrer le sanglier dans la nature (comme tout animal sauvage) n'est pas forcément un problème à condition de ne pas oublier qu'il défend ses intérêts. Pour le jeune homme de vingt ans que j'étais à l'époque de ces longues incursions dans les bois, il ne s'agissait pas d'éprouver ma résistance physique, encore moins de faire du sport ou de me lancer je ne sais quel défi. Je recherchais la force consolatrice de la nature parce qu'il ne m'était encore jamais venu à l'idée que j'étais moi-même une partie de cette nature, au même titre que le sanglier qui venait de détaler en silence pour m'éviter.
Je dois cette prise de conscience à une promenade matinale dans la forêt du Chemin de la guerre au-dessus d'Oyonnax et au poème que j'ai écrit en rentrant (Dans l'automne flamboyant, intégré à mes Poèmes du bois de chauffage). J'avais quarante-six ans mais j'avais beau connaître depuis longtemps la musique de Janáček * (à laquelle j'ai emprunté le titre du deuxième tome de mes carnets qui vient de paraître), il me restait encore à réaliser que j'allais marcher de plus en plus souvent sur un sentier recouvert c'est-à-dire un sentier non pas perdu mais soustrait au regard puis revenant de temps en temps en lumière parce que tracé dans la petite éternité du temps humain.
* Sur un sentier recouvert est un cycle de quinze pièces pour piano de Leoš Janáček (1854-1928) qui m’a inspiré le titre de ce deuxième volume de mes carnets. J’ai failli choisir le titre de la dixième pièce La chevêche ne s’est pas envolée ! car les animaux ont une grande place dans mon imagination et mes rêves. La chevêche est une petite chouette attachée à son territoire. On peut écouter cette pièce et tout le cycle de cette œuvre sur YouTube. Le titre du premier tome de mes carnets, Prairie Journal, était aussi en lien avec la musique, celle d’Aaron Copland (1900-1990). Très souvent, le processus d’écriture est chez moi déclenché et parfois entretenu par la musique.
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14 novembre 2023
La tête froide
Après le premier volume, Prairie Journal, paru en 2016, la publication du deuxième tome de mes carnets, Sur un sentier recouvert, arrive plus tôt que prévu. Je vais encore entendre ou lire quelques reproches (complaisance narcissique, nombrilisme). Ces critiques me sont le plus souvent adressées par des personnes qui considèrent mes livres du haut de leurs préjugés, qui les lisent en diagonale ou qui ne les lisent pas du tout. Comment être encore narcissique à soixante-trois ans ? Si quelqu'un a la recette, je suis preneur !
Quant au nombrilisme, le nombre de pages consacrées à des sujets de société et d'actualité me semble démentir cette accusation. J'ajoute quand même que si je me résous à traiter parfois ce genre de sujets, ce n'est pas vraiment par plaisir car je ne suis plus journaliste, ce métier qui m'a déplu.
Les livres ont souvent un curieux destin, parfois celui d'être achetés sans être lus. Je me rappelle un ami peintre hélas décédé qui faisait une visite annuelle à la librairie de sa bourgade pour se procurer tous les grands prix littéraires de l'année afin de les offrir en cadeau de Noël à son épouse. Elle m'avait confié qu'elle n'en lisait souvent qu'un seul, extrait de cet encombrant paquet cadeau, parfois aucun. Heureusement, le couple vivait dans une immense maison avec les possibilités de stockage qu'on imagine.
Cette anecdote me semble révélatrice de l'écart entre la réalité de l'édition et la perception qu'en a le grand public. Beaucoup de livres sont imprimés, publiés et expédiés chez les libraires dans des cartons qui ne sont pas ouverts puis renvoyés plus tard à leurs expéditeurs. Cela paraît absurde mais il existe pourtant une logique économique, certes perverse, à cette aberration. En tant qu'auteur, il m'est arrivé comme à d'autres d'en faire les frais.
C'est la raison pour laquelle j'observe avec satisfaction et intérêt toutes les innovations technologiques entraînant de profondes mutations dans l'industrie du livre avec les conséquences prévisibles sur la diffusion, la distribution et la vente. Je connais des auteurs dans la même situation que moi qui déplorent cette évolution. Je me demande pourquoi ils défendent bec et ongles un système qui les malmène ou les ignore. Moi, je m'en réjouis car je n'ai plus l'âge (et le souhait) d'attendre des mois ou des années la bénédiction d'un inconnu retranché derrière sa pile de manuscrits et la signature d'un improbable contrat qui me sera de surcroît défavorable d'un point de vue financier, qu'il s'agisse d'un grand ou d'un petit éditeur. Je me reproche d'avoir attendu si longtemps avant de consentir enfin à garder la tête froide.
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17 juillet 2023
Un extrait de CHRONIQUES OYONNAXIENNES, récemment paru.
Les bébés sont comme les parachutistes, ils ne peuvent savoir exactement où ils atterrissent. Certains arrivent au bon endroit, d'autres ont moins de chance et d'autres encore, les plus cruellement privés des faveurs du destin, tombent au milieu d'un nœud de vipères. Je fus quant à moi très favorisé par la providence. On m'attendait suffisamment pour que ce 24 novembre 1959, mon père jugeât urgent d'envoyer un télégramme à l'adresse de la Pension Sacré Cœur à Bourg-en-Bresse où étudiait sa sœur cadette Geneviève. C'est ainsi qu'elle put lire dès le lendemain en dépliant le papier bleu, Bonjour Marraine : Christian 3 kilos, brun. En cette fin de la dernière année de la décennie cinquante, j'avais réussi mon atterrissage au milieu d'un triangle géographique incluant la maison de la mère Michel à Montréal-La-Cluse où naissaient beaucoup de bébés du Haut-Bugey, l'appartement duplex du numéro 6 de la rue Jules Michelet où logeaient mes parents en compagnie de ma grand-mère maternelle, veuve, en plein centre d'Oyonnax et la propriété de mes grands-parents paternels, boulevard Louis Dupuy où l'on avait fixé au début du vingtième siècle, à côté du numéro 17, une plaque de métal émaillée indiquant Fabrique d'articles en matières plastiques, spécialité de montures pour lunettes, Cottet-Bondet. Le libellé de cette enseigne sema une deuxième confusion au lieu-même où il en existait déjà une. Deux demeures abritant deux familles Cottet-Emard se faisaient exactement face des deux côtés du boulevard. Une lointaine parenté relevant probablement d'un tout aussi lointain cousinage pouvait certes s'établir depuis les hauteurs du Jura, plus précisément au village de Cinquétral où vivent tant de Cottet-Emard que le facteur a longtemps dû s'arracher la casquette en distribuant le courrier mais un tel constat n'empêchait nullement les désagréments consécutifs à cette homonymie. Félix, le facteur en charge du secteur du boulevard Dupuy s'y perdait parfois lui aussi. Sanglé dans son uniforme, il était bossu, ce qui lui donnait une démarche lente et saccadée. Il transportait en bandoulière sa sacoche de courrier qui se présentait plutôt sous la forme d’une valise de cuir sur laquelle il tapotait les cartes postales qu’il lisait avant de les distribuer. Il parlait en grommelant et faisait volontiers la causette pendant sa tournée. Le Félix, comme on disait à Oyonnax, eut une longue carrière. Il était un personnage familier de mon enfance et ce fut encore lui qui déposa dans la boîte aux lettres les épreuves de mon premier livre. Le problème récurrent du courrier arrivant à la mauvaise adresse fut sans doute l'une des deux raisons qui poussèrent mon arrière-grand-mère Clotilde Cottet-Emard née Bondet à exiger la présence, sur l'enseigne de la fabrique, de son nom de jeune fille en prolongement de celui de son mari, la deuxième raison étant qu'une femme de fort caractère comme elle l'était ne pouvait consentir à être privée de son patronyme sur les documents mentionnant la raison sociale de l'entreprise. Pour éviter de compliquer encore un nom composé, il fut décidé de contracter en Cottet-Bondet selon le grand principe de la simplification nécessaire qui crée de la complexité superflue puisqu'en conséquence de ce choix, la confusion augmenta et s'installa durablement dans l'esprit des oyonnaxiens désormais égarés dans le labyrinthe où évoluaient dans le même quartier des Cottet-Emard et des Cottet-Bondet. Pendant que les Cottet-Emard d'en face restaient de marbre, les Cottet-Emard de ma famille persistèrent encore à simplifier en se faisant appeler Cottet, ce qui m'obligea par la suite, à la fin de mon adolescence, à rappeler à qui ne voulait pas l'entendre que Cottet-Emard était bien mon nom et pas seulement celui des voisins. En rapport eux aussi avec le monde artisanal et industriel, les Cottet-Emard d'en face bénéficiaient d'une notoriété supérieure à celle de ma famille parce qu'ils réussissaient mieux dans leur métier. Les deux familles étaient pourtant à relative égalité sur la ligne de départ mais la mort prématurée dans la force de l'âge de mon arrière-grand-père Eugène, l’homme d'affaire de la lignée, porta un coup sévère à la prospérité de l'entreprise, installant de surcroît son épouse Clotilde dans un état dépressif fluctuant qui dura cinquante ans, c'est-à-dire jusqu'à son décès en 1978. Un de mes plus anciens souvenirs d'enfance fut ainsi d'entendre mon arrière-grand-mère se plaindre souvent que sa vie était trop longue, ce qui me laissait dans des abîmes de perplexité. Son fils, mon grand-père Charles, semblait s'être résigné depuis longtemps à la situation et cela me faisait drôle de voir ce vieux fils hocher la tête devant sa vieille mère en grommelant allons, allons, maman…
Il ne faut pourtant pas croire que l'atmosphère de la maison était triste car mes grands-parents formaient un couple uni dont ma grand-mère Yvonne incarnait l'élément lumineux. Joyeuse malgré les épreuves, parfois fantasque, cette femme issue d'un milieu ouvrier très modeste n'avait jamais été vraiment acceptée par sa belle-mère qui, selon un scénario banal, rêvait d'un meilleur parti pour son bourgeois de fils mais Charles s'était montré inflexible : Yvonne était celle qu'il voulait et pas une autre. L’épreuve terrible de sa jeunesse fut l’arrestation à Oyonnax par les Allemands de son petit frère Lili, dix-sept ans, déporté au camp de concentration de Neuengamme. Le destin s'acharna sur Lili. Lors d'une première rafle, Yvonne se précipita vers la place nommée depuis place des déportés et prit d’autorité son frère par la main en déclarant aux soldats allemands qu’elle avait besoin de lui à la maison, accomplissant ainsi l’incroyable exploit de le ramener au domicile familial au nez et à la barbe de la soldatesque. Lili fut hélas raflé une seconde fois et mourut du typhus en Allemagne aux premiers jours de la fin de la guerre, d’après ce qu’on sait des recherches engagées par la famille.
Naquirent de l’union d’Yvonne et de Charles mon père Jean, l'ainé, mes trois oncles, Michel, Pierre, Claude et ma tante et marraine Geneviève qui, jeune fille, avaient de belles joues roses comme des pommes dans lesquelles je mordais goulûment alors que je n'avais encore aucune dent. En cette époque des années soixante, nous étions encore de ces familles que la mobilité professionnelle géographique ne dispersait pas. Bien que n'ayant pas réussi à passer de l'artisanat à l'industrie comme cela s'était produit fréquemment dans le voisinage, l'entreprise parvenait encore à vivoter en diversifiant ses productions depuis l’ornement de coiffure et la lunetterie jusqu'à l'injection plastique en passant par la maroquinerie vinyle, mais à quel prix… Mon grand-père passait ses journées devant sa machine à rogner, ma grand-mère s'usait les mains sur les rouleaux à polir les montures au point qu'elles en étaient devenues anormalement lustrées, quant à mon père, il faisait le mouleur devant sa presse à injecter et entre autres multiples tâches, s'échinait aussi sur les différentes mécaniques entrant dans le processus de fabrication de trousses d'écolier, de portefeuilles et d'étuis à divers usages. Lorsqu'ils avaient encore les moyens de payer des salaires, mes grands-parents et mon père avaient embauché un algérien, monsieur Saou, en qualité de mouleur sur la presse à injecter. Un jour, monsieur Saou avait demandé à mon grand-père de lui accorder la main de sa fille, ma tante et marraine Geneviève, à quoi Charles avait répondu que c'était à elle qu'il fallait adresser la demande. Monsieur Saou avait conçu de cette réponse beaucoup d'incompréhension et de contrariété. Quant à ma jeune marraine, elle avait d'autres projets que le mariage. Plus tard, l'un des trois ateliers de la fabrique abrita quelques temps le travail d'une voisine de mes parents et, à titre bénévole malheureusement pour elle, de ma propre mère. Je prenais mon goûter en leur compagnie et ma mère en profitait pour me faire réciter mes leçons que j'essayais d'apprendre par cœur sans conviction ni succès.
Dès cette époque, la longue agonie de l’entreprise entamée à la fin des années trente s’acheminait vers son processus final, ce qui n’empêcha pas mon père, après sa mobilisation puis son retour de la guerre d’Algérie, de s’accrocher jusqu’au début de la décennie soixante-dix après quoi il fut embauché à la cartonnerie Emin où il devint rapidement responsable du bureau d’étude, ce qui lui permit de solder ses dettes et de réussir une belle carrière de cadre. Sa fierté et son refus de céder devant la difficulté l’avaient ralenti dans cette sage décision de jeter l’éponge et d’accéder au statut plus commode de salarié. De toute façon, le déclassement économique et social de la famille datait déjà de l’âge mûr de mon grand-père, héritier d’une fortune en déclin qu’il n’avait pas su ou pas pu faire fructifier parce qu’il n’avait pas l’étoffe d’un capitaine d’industrie. Plus généralement, l’entreprise familiale avait dû en outre essuyer les crises consécutives aux fluctuations de la mode dans le secteur de l’ornement de coiffure et surtout les deux guerres mondiales dont un entrepreneur ressortait sans demi-mesure, ruiné ou florissant. Pour ma famille, ce fut la première option, heureusement un peu adoucie par la possibilité de continuer à vivoter sans avoir à sacrifier la maison et une partie des terres opportunément acquises aux temps prospères par mes aïeux, notamment mon arrière-grand-père Eugène. On put même rémunérer encore quelques années la dernière employée de maison qui avait sa chambrette donnant côté cour sur le tilleul, la douce et gentille madame Pernod jamais en reste d’affectueuse attention pour moi, y compris lorsque je faisais des bêtises. L’une de mes plus originales fut de mettre en plein hiver en contact ma langue et la rampe en métal de l’escalier menant à l’atelier en face de la cuisine de la maison, ce qui eut pour effet de la coller à ce support en raison du froid qui régnait dehors ce jour-là. En me voyant depuis la fenêtre en cette fâcheuse posture, la brave et efficace madame Pernod vint à mon secours munie d’une bouilloire contenant de l’eau encore tiède, ce qui me délivra du piège.
J’ignore comment les Cottet-Emard d’en face vécurent les grands bouleversements du début et du milieu du vingtième siècle car malgré la seule distance des trottoirs et de la rue qui séparait leurs respectives propriétés, les deux familles ne se fréquentaient pas beaucoup. Cette distance polie s’expliquait-elle par quelques rivalités anciennes abrasées par le cours du temps ? Je n’ai plus aucun moyen de le savoir. Je retiens juste un épisode connu de l’histoire familiale, un désaccord entre mon grand-père Charles et Maurice (le Cottet-Emard d’en face) à propos de musique. Les deux musiciens tenaient leur rang aux pupitres de la Lyre Industrielle d’Oyonnax, un orchestre d’harmonie. Maurice voulait adjoindre des violons à l’ensemble. Charles qui jouait de la clarinette estimait quant à lui qu’une harmonie ne gagnait rien à intégrer des violons dont une maîtrise hésitante ou médiocre ne pouvait qu’altérer la qualité musicale, un avis que je partage avec lui. Plusieurs décennies plus tard, dans les années 80, alors que j’étais devenu journaliste encarté au Progrès, il me fut donné de pénétrer pour la première fois dans la demeure des Cottet-Emard d’en face pour interviewer Maurice dans le cadre des portraits de notables dont les journaux locaux sont friands. Le vieil homme me reçut gentiment dans son bureau en rotonde sans faire une seule allusion au voisinage de nos deux familles. Quant à mon grand-père Charles, il ne lut pas mon article car il était abonné au Dauphiné Libéré, le journal concurrent.
Les services de presse sont à demander à : contact.ccottetemard@yahoo.fr
- ASIN : B0C1JBHVG7
- Éditeur : Orage-Lagune-Express. Diffusion : Independently published
- Langue : Français
- Broché : 164 pages
- ISBN-13 : 979-8390413326
- Poids de l'article : 236 g
- Dimensions : 12.85 x 1.07 x 19.84 cm
- Commandes : ici
- Pour les gens d'Oyonnax et sa région, ce livre est disponible au kiosque de l'hôpital d'Oyonnax (Ain).
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