04 février 2020
Auteur local, auteur furtif, écrivain et fromage de chèvre.
Il est très difficile de dire à quelqu’un qui sort à peine de l’adolescence et qui veut se lancer dans l’écriture littéraire qu’il ne faut pas trop s’occuper de promotion et d’animation, qu’il s’agisse de lectures en public ou d’animation d’ateliers d’écriture. En ce qui me concerne, je trouve cette responsabilité d’autant plus écrasante que je ne suis évidemment pas sûr d’avoir raison.
À l’époque où je participais à des salons, j’étais presque certain de me trouver dans cette situation pénible auprès d’un jeune homme ou d’une jeune femme à qui je me voyais mal citer Jim Harrison, le genre d’écrivain qui n’est pas vraiment dans le registre de la séduction : « Beaucoup de gens croient que toutes les manifestations sociales entourant la littérature font partie de la littérature. Mais c’est faux. Seule compte l’œuvre proprement dite. »
À partir de cinquante ans, on le comprend facilement mais à vingt ou trente, c’est plus compliqué. Question de tempérament aussi... Le mien ne me porte pas vers les pince-fesses, sauf, à la rigueur, si l’on y trouve à boire et à manger avec suffisamment d’espace vital pour éviter les embouteillages de bedaines, les collisions de popotins, les refus de priorité au carrefour du bar et du buffet, les brouillards d’haleines chargées et les averses de postillons parfois très consistants. Même dans ce cas, je ne suis guère disert puisque je suis bien trop occupé à ne pas renverser mon verre et à goûter à toutes ces bonnes choses. Quand j’étais petit, on m’a toujours expliqué qu’il ne fallait pas parler la bouche pleine. Les bonnes manières ont du bon, elles permettent en un tel cas de ripailler en silence et en toute bonne conscience.
Dans un salon, parmi les différents publics qui vous accostent pour d’autres raisons beaucoup moins avouables que l’achat de vos livres, certains profils sont moins sympathiques que les jeunes vocations littéraires et poétiques. Il s’agit des auteurs plaintifs. Je veux ici parler d’auteurs et non d’écrivains. Un écrivain est un auteur qui a réussi en qualité, en quantité ou les deux à la fois. Dans l’idéal, c’est aussi un auteur qui laisse aux autres la faculté et la gentillesse de lui attribuer le label d’écrivain ou de poète. On trouve dans cette noble catégorie l’auteur furtif, l’homme ou la femme d’un seul livre et qui finit par se taire puis disparaître des radars. C’est souvent un écrivain, et un bon.
L’auteur plaintif est fréquemment un auteur local qui se plaint de sa librairie locale et de sa médiathèque municipale qui n’en font jamais assez pour ses livres. Qu’il ait de bonnes ou de mauvaises raisons de le penser, il ne devrait pas s’en formaliser. Est-ce si important d’être reconnu comme auteur local ? Je ne crois pas. J’en ai déjà parlé ici et là. En effet, S’il est un lieu où l’on n’aura confiance ni en vous ni en vos livres, c’est bien votre région natale. Si vous ne voulez pas la quitter, faites-en le cadre de romans noirs que vous publierez sous pseudonyme afin d’exciter la curiosité d’un public qui se détournera si vous écrivez sous votre vrai nom. Il s’agit d’un phénomène tout à fait normal et naturel.
Comment voulez-vous être pris au sérieux dans votre activité littéraire par quelqu’un qui a pu vous voir en culottes courtes et qui a pu être par exemple votre professeur témoin de votre échec scolaire avant de devenir adjoint délégué à des affaires culturelles déjà mal en point dans votre bourgade ? Et vous, prendriez-vous au sérieux cette même personne dont la promiscuité des petites villes vous a donné accès à toutes les anecdotes amusantes ? Bien sûr que non.
Cela me fait penser à cet épisode que m’a raconté un écrivain furtif. Il avait un cousin qui élevait des chèvres et produisait d’excellents fromages dont il approvisionnait avec succès plusieurs points de vente de sa région. Fort de cette réussite, il eut envie de personnaliser sa production en faisant imprimer des étiquettes et du papier d’emballage à son nom inscrit en belles lettres rouges, une manière bien compréhensible de signer ses fromages qui méritaient d’être considérés comme, toute proportions gardées, ses créations. Il se mit alors à perdre des ventes car malgré la qualité constante de ses fromages, beaucoup moins de gourmets qui l’avaient connu la morve au nez dans son enfance eurent envie de continuer à les goûter.
J’ai un peu de mal avec cette dénomination d’auteur local qui frise le pléonasme. On est toujours l’auteur local de quelque part ou, plus inquiétant, de quelqu’un. Si je me dispute avec un auteur plaintif, je peux très bien le traiter d’auteur local et si le ton monte, d’autres noms d’oiseaux bien pires comme supporter par exemple. Moi-même, je ne fais pas exception à la règle. Si je ne m’aime pas en auteur local, comment pourrais-je aimer les autres auteurs locaux ? Tout cela, voyez-vous, c’est comme l’amour et la nourriture, tout dans la tête !
© Éditions Orage-Lagune-Express
01:35 Publié dans FEUILLETON : tu écris toujours ? | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : tu écris toujours ?, feuilleton, blog littéraire de christian cottet-emard, humour, chronique humoristique, feuilleton humoristique, christian cottet-emard, bibliothèque, médiathèque, auteur local, presse locale, journal local, localier, province, littérature, médiathèque municipale, magazine des livres, éditions le pont du change, éditions orage lagune express, oyonnax, artisanat du peigne oyonnax, charles le chauve, édition, publication, heure du conte, terre de contraste, ornement de coiffure, cottet-emard, tu écris toujours ? tome 2, conseils aux auteurs locaux, médiathèque municipale oyonnax, affaires culturelles, mairie, auteur furtif, écrivain, fromage de chèvre, amour, nourriture, buffet, bar, ripaille, bedaine, supporter, région natale
01 février 2020
Conseils aux auteurs locaux
Un deuxième tome de mes chroniques humoristiques sur la condition d'auteur paraîtra dans l'année. Le premier tome intitulé Tu écris toujours ? avait été publié en 2010 aux éditions Le Pont du change où il est encore disponible. Le Magazine des livres de l'époque avait publié la totalité de ces chroniques sous forme de feuilleton illustré. Voici un épisode de ce second volume.
Si vous voulez mon avis, et même si vous ne le voulez pas, il faut absolument éviter de devenir un auteur local. J’en profite au passage pour préciser que mes conseils s’adressent aussi aux femmes car la vie sur la planète Terre est suffisamment compliquée pour que j’en rajoute une couche en m’imposant d’écrire « il faut éviter de devenir un (une) auteur (e) local (e). Et ne me parlez pas d’écrivaine ou pire d’autrice alors que nous n’arrivons pas à prononcer poétesse en public sans nous couvrir de ridicule.
Le ridicule qui, comme chacun sait ne tue pas, peut quand même envoyer un écrivain au tapis, l’un des moyens les plus sûrs pour l’infortuné plumitif étant de se retrouver dans la peau de l’auteur local. Tel est votre cas ? Je le savais. Comment ? Je l’ai lu dans la presse locale elle aussi, et je l’ai vu dans les rayons de la bibliothèque municipale où vos livres sont tous marqués du signe de l’infamie, souvent une petite étiquette d’un vert bien fluorescent pour que personne ne puisse ignorer votre déchéance. Sur l’étiquette, on peut lire la mention AUTEUR LOCAL en lettres capitales noires au cas où la bibliothèque serait fréquentée par une écrasante majorité de daltoniens en attente d’une double opération de la cataracte.
Sans vouloir vous affoler, je dois juste vous dire qu’il vaut mieux découvrir un poulet sans tête dans votre lit, boire à votre insu un philtre de désamour contenant de l’extrait de lombricompost lyophilisé, parler le grec ancien d’une voix gutturale dans votre sommeil alors que vous n’avez fait que Lettres modernes ou attraper le mauvais œil lancé par vos anciennes conquêtes bien décidées à vous pourrir la vie en recourant à la science du Professeur Onvatataké, Grand Marabout au travail rapide et soigné (départ immédiat et définitif de l’être aimé) avec effet garanti sans facture au bout d’un certain temps, plutôt que de subir la malédiction d’être étiqueté auteur local.
Comment en êtes-vous arrivé là ? Vous avez forcément commis une erreur, même infime, allons, cherchez bien, dans votre âge tendre par exemple. N’auriez-vous pas, dans la fleur de vos seize ans, envoyé un service de presse de votre premier recueil de poèmes à un localier lui-même poète à ses heures et président de l’Amicale pétanque le reste du temps ? À moins que vous n’ayez trouvé plus judicieux d’en offrir aussi un exemplaire à la bibliothèque municipale ? J’en étais sûr, cela commence toujours ainsi une carrière d’auteur local. Après, impossible d’arrêter la machine infernale et hop, emballé c’est pesé, une étiquette verte ! Auteur local un jour, auteur local toujours !
Allons, allons, ne vous morigénez pas outre mesure, vous étiez dans l’adolescence, le temps des erreurs de jeunesse. Ah bon, un peu plus vieux ? Quel âge ? Ah, tout de même... Euh... Eh bien disons que l’erreur est humaine, même dans la force de l’âge. Finalement, on peut dire que vous avez su rester jeune. Au fait, vos poèmes, chez qui les avez-vous publiés ? À compte d’auteur à l’époque où vous avez fait valoir vos droits à la retraite ? Alors là, évidemment, difficile de faire plus auteur local. Je me trompe ou vous le faites exprès, juste pour me contrarier ?
Qu’importe, je vous soupçonne de bien pire car ce n’est pas au vieux sage qu’on apprend à faire des grimoires. N’auriez-vous pas laissé traîner une petite chose régionaliste dans ce piège redoutable qu’est le fonds local de la bibliothèque municipale ? Je pense à un opuscule qui fleure bon l’érudition et le terroir comme une monographie sur la construction et la rénovation du dernier four banal dans le hameau de Corneille-en-Désert après l’exode rural ou, par exemple, un machin intitulé La crise de l’artisanat oyonnaxien du peigne et de l’ornement de coiffure au temps de Charles le Chauve.
On s’amuse comme on peut mais sachez que le fonds local d’une bibliothèque se comporte comme une plante carnivore. La victime est attirée, emprisonnée puis digérée. La seule différence entre l’insecte et le livre de l’écrivain local, c’est que si ce dernier connaît un jour le succès avec un chef-d’œuvre, l’opuscule oublié dans un rayon poussiéreux peut être tout aussi rapidement restitué par le piège alors que l’auteur n’en a plus du tout le désir.
Je conseille donc au jeune écrivain prématurément choyé par la bibliothèque de sa bourgade qui se réjouit d’une première reconnaissance en tant qu’auteur local de privilégier la littérature orale en pratiquant l’heure du conte pour les bambins et la conférence Terres de contrastes pour leurs arrière-grands-parents car, ne l’oubliez pas, vos paroles s’envolent mais vos écrits, pour le meilleur et pour le pire (surtout le pire), restent.
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09 mai 2014
Marguerite Duras dans la vie matérielle
Ne possédant plus que deux exemplaires du numéro de feu le Magazine des livres où se trouve un de mes articles sur Marguerite Duras et ne pouvant plus prêter cette publication sans risquer de démunir mes archives papier, je mets donc ce texte en ligne avec le fac-similé.
Cela doit remonter au collège ou au lycée. Duras à la télé en plein entretien avec Pierre Dumayet. L’image semble floue, non pas parce que le poste est mal réglé mais parce que l’écrivain et le journaliste s’enfument à la pipe et à la cigarette. Ils ont des voix de fumeurs, elle enrouée, lui enrhumé. Quelques années plus tard, carte de presse en poche, j’espère que le journalisme me rapprochera de la littérature. Qu’en dit-elle, Duras qui signe dans les grands journaux ? Tentatives de lecture et échec : ça résiste. Journalisme et littérature m’ont choisi comme champ de bataille et tirent la corde chacun de leur côté. En 1987, pendant que pour moi, ça tangue et ça craque, et qu’il faut s’appeler Duras pour être capable de faire cohabiter dans une même tête, dans un même corps, un écrivain et un journaliste, elle publie La Vie matérielle (P.O.L). Ce livre construit au magnétophone me donne la clef. Un barrage contre le Pacifique, d’abord, puis les autres, pas tous, mais j’hésite à employer ce pluriel car, finalement, comme beaucoup de grands écrivains, Duras écrit toujours le même livre. On le voit dans La Vie matérielle dont elle dit: « Il n’est pas un journal, il n’est pas du journalisme, il est dégagé de l’événement quotidien... J’ai hésité à le publier mais aucune formation livresque prévue ou en cours n’aurait pu contenir cette écriture flottante de “La vie matérielle”... »
Duras ? D’emblée, elle m’a déplu, fait peur, profondément dérangé. J’ai tout de suite su, dès les premières lignes, que je ne pourrais pas lui échapper. L’un des plus grands écrivains du vingtième siècle, Marguerite Duras ? Oui, y compris dans ce que le personnage a pu avoir de plus horripilant, mais quelle importance, lorsqu’on s’appelle Marguerite Duras, d’être la meilleure, la plus lue, la plus adulée ou la plus détestée ? Pour un écrivain de cette stature, l’enjeu est d’un intérêt bien supérieur, bien plus simple et tellement plus complexe : réussir à vivre. Improbable projet à l’instar d’un Fernando Pessoa qui écrit dans son poème « Bureau de tabac » : « Je ne peux vouloir être rien » et ce troublant écho dans C’est tout (P.O.L), le dernier livre de Duras : « Je ne peux me résoudre à être rien ». Cela tient d’une sorte de sauvagerie, ainsi qu’elle le constate dans Écrire (Gallimard) : « Ça rend sauvage l’écriture. On rejoint une sauvagerie d’avant la vie. Et on la reconnaît toujours, c’est celle des forêts, celle ancienne comme le temps. Celle de la peur de tout, distincte et inséparable de la vie même. »
Écrire, faire les courses, écrire, ranger, écrire, déranger, écrire, être une femme, écrire, se promener, écrire, trouver des maisons, écrire, ramasser des bois flottés, écrire, aimer, écrire, boire, écrire, se soigner, écrire, être malade, écrire, vieillir, écrire, mourir.
Les écrivains mâles se donnent l’air de ne rien faire d’autre qu’écrire. Ils ont rarement l’idée, comme Duras, de se faire photographier dans leur cuisine, derrière la table de formica, entre le liquide pour la vaisselle et le fait-tout et ils semblent toujours vouloir suggérer qu’ils arrivent à tenir le quotidien à distance, à maîtriser la situation, exactement l’attitude inverse de Duras pour qui l’écriture englobe tout, de la littérature à la liste des courses fixée au mur.
Marguerite Duras est un écrivain de la vie matérielle. Ainsi intitule-t-elle le recueil des quarante-huit textes dont, précise-t-elle : « Aucun ne reflète ce que je pense en général du sujet abordé parce que je ne pense rien, en général, de rien, sauf de l’injustice sociale. » Nous voilà renseigné sur une dimension essentielle de l’œuvre. Duras ne se soucie guère de l’artisanat de littérature et encore moins de bien écrire. Son fameux style qui intimide encore et qui dérange toujours, elle ne l’a pas forgé, « travaillé » pour s’y laisser enfermer mais elle l’a laissé se façonner, s’éroder sous l’action des événements, des intuitions, des sensations. Là réside son engagement. L’écriture de Duras ne s’occupe pas de hiérarchie, de classification, de jugement et elle se dérobe à chaque genre littéraire au moment où elle laisse une parole s’organiser en roman, en reportage, en scénario, en théâtre.
C’est dans sa pratique du journalisme que ce que l’on pourrait appeler sa méthode d’imprégnation (plus une attitude qu’une méthode, du reste) se révèle avec le plus d’acuité : « Il faudrait écrire pour un journal comme on marche dans la rue, note-t-elle. On marche, on écrit, on traverse la ville, elle est traversée, elle cesse, la marche continue, de même on traverse le temps, une date, une journée, et puis elle est traversée, cesse. »
Quel journal publierait aujourd’hui des articles nés d’une telle manière ? La simple lecture des « piges » de Duras pour la presse permet de mesurer le mal qui ronge aujourd’hui le journalisme contre lequel le « calibrage » obsessionnel des textes réussit chaque jour un peu plus là où la censure a toujours échoué. Il n’est désormais pas excessif de constater un glissement de ce phénomène en direction de la littérature et notamment du roman avec le rouleau compresseur du livre d’élevage, texte éminemment « calibré » où le lecteur ne trouve plus que ce qu’il a décidé d’y trouver, ce qui est évidemment le contraire de la littérature qui ne vit quant à elle que d’associations, rebonds, digressions, analogies, comparaisons... Reposons donc la question avec une légère variante : quel éditeur publierait aujourd’hui Marguerite Duras ?
Infréquentable, incontrôlable, elle n’aime rien tant que détricoter ses intrigues romanesques, composer des variations sur le thème de l’autobiographie dans lesquelles tout est vrai, mais dans le désordre ou plutôt dans un ordre différent. À l’époque où les plateaux de télévision accueillaient encore la parole des écrivains et non leurs pathétiques corvées de promotion dans des émissions de variété pour patates de canapé, Duras tenait tout un entretien malgré sa gorge ravagée et son épuisement de rescapée.
Dire jusqu’au bout sans faire joli (plus rien à vendre depuis longtemps) mais surtout, continuer à dire tant que c’est possible, tant que la voix le peut avant le dernier livre, C’est tout, et la dernière ligne, terrible : « Je n’ai plus de bouche, plus de visage. »
À lire :
Écrire, de Marguerite Duras, Folio.
La Vie matérielle, Folio.
09:25 Publié dans Mes collaborations presse | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : marguerite duras, la vie matérielle, écrire, blog littéraire de christian cottet-emard, marguerite duras dans la vie matérielle, article, presse, magazine des livres, mes collaborations presse, presse littéraire, essai, étude, littérature