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05 décembre 2007

L'ardoise magique

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Tu as trop sommeil tu ne peux vraiment plus accueillir le début d’un nouveau poème tu te couches

Tu t’endors tu penses : note cette bribe pour demain tu penses : pour tout à l’heure souviens-t’en au réveil note dors n’oublie pas

Tu te réveilles avant le réveil longtemps avant tu te lèves pour noter trop tard tu as oublié trop tôt

Tu déambules dans la maison tu cherches tu as oublié de fermer les volets le cerisier te prévient tu le vois gesticuler dans le vent sous la lune contre le mur à travers les voilages des rideaux tout s’est effacé sauf l’ombre du cerisier


© Orage-Lagune-Express 2007.
Photo Christian Cottet-Emard.

29 novembre 2006

Variations en gris

La vie dans les petites villes de province est un ballet d’ombres furtives.
Cette très grise matinée, j’ai emprunté mon itinéraire habituel, ces petites rues entre l’église et l’école primaire, cette place avec vieux platanes sous lesquels traînait hier mon cartable et sous lesquels flottent aujourd’hui mon imper blanc et mon parapluie noir. Quarante ans séparent ces deux silhouettes traversant une scène de quelques dizaines de mètres carrés, la scène d’un petit théâtre où l’on donne toujours la même pièce. Sorti plus tôt que d’habitude, j’ai dû éviter le porche de l’église où attendait le corbillard.
Dans la classe du cours moyen, le nez sur mes mauvais cahiers de brouillon constellés de pâtés à cause de ces saletés de porte-plume et d’encriers, j’entendais le glas rythmer ces heures ternes sous le regard inquiétant de l’instituteur.
Depuis quelques jours, je ne cesse de croiser le chemin de cet homme massif aujourd’hui un peu voûté et le cheveu à peine plus rare. Toujours les mêmes grosses lunettes rectangulaires et ce même regard qui semble dire exactement comme il y a quarante ans : “on n’est pas sur Terre pour rigoler”. À la fin de mon adolescence, époque à laquelle j’ai dû l’apercevoir une fois en ville, j’ai fait un détour de plusieurs centaines de mètres pour l’éviter. Précaution inutile puisqu’il ne m’aurait sans doute pas plus reconnu qu’aujourd’hui.
Cet instituteur est resté plus qu’un autre dans mon (mauvais) souvenir car il avait mis au point un système particulier de notation. Il s’agissait de “fiches de paie”, ainsi qu’il appelait lui-même ces fiches cartonnées oblongues de couleur grise distribuées chaque fin de semaine dans une grande tension. Elles comportaient trois rubriques respectivement intitulées “travail”, “écriture”, “conduite” (nous dirions aujourd’hui “comportement”), chacune étant destinée à recevoir une mention “très bien”, “bien”, “moyen”, “mal”, “très mal”. Toute fiche de paie ne réunissant pas le nombre voulu de “moyen”, “bien” ou “très bien”, nombre établi selon des critères qui m’échappent toujours, envoyait automatiquement son destinataire en colle le jeudi. Médiocre en “travail” et “écriture”, j’échappais en général à la retenue du jeudi grâce à la rubrique "conduite" griffée de la mention “très bien” que m’assurait à coup sûr la crainte dans laquelle je vivais ces heures de classe au son du glas.
C’est que le bonhomme piquait de terribles colères, notamment les jours de dictée, l’un des rares exercices auquel je prenais parfois plaisir dans d’autres classes que la sienne. Une faute, une tache d’encre, un murmure suffisaient à déclencher les grondements et les coups de tonnerre de cette voix sourde. Sur l’estrade, le dos de sa blouse en nylon formait un rectangle gris qui se superposait en une figure abstraite au triptyque du tableau noir. De temps à autres, de petits projectiles de papier plié jusqu’à obtenir la densité adaptée frappaient le dos de cette blouse grise en faisant plac plac. Ceux qui les projetaient au moyen d’un élastique étaient considérés comme les durs d’entre les durs.
Aujourd’hui le temps me joue un tour. Il est un invisible photographe qui nous a figés, ce maître d’école d’un autre âge et moi-même, lui dans sa blouse grise et moi dans mon imper blanc, dans la photo en noir et blanc de deux matinées identiques à ceci près qu’elles ont quarante ans d’intervalle. Nous nous retrouvons maintenant côte à côte sur le trottoir. Je suis désormais aussi haut et aussi épais que lui. Et peut-être plus lourd.

13 novembre 2006

Aaron et Lenny

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Ils ont l’air de bonne humeur sur cette photo les deux géants de la musique américaine du vingtième siècle

Quand le photographe Walther H. Scott appuie sur le déclencheur on ne sait si Lenny parle direction d’orchestre à Aaron ou s’il ôte délicatement un cheveu du revers de la veste d’Aaron

Cela tient souvent à un cheveu la composition la direction d’orchestre l’amitié

On fait le même geste quand on tient un cheveu ou une baguette ou quand on essaie de parler de ce qui échappe aux mots notamment la musique et l’amitié

Cette photo parle elle parle bien d’Aaron et Lenny de leur amitié et de leur génie

Le photographe Walther H. Scott a tout compris de ce chef-d’oeuvre d’amitié

Tu as souvent cette image sous les yeux depuis 1991 ou 1992 lorsque tu achetas ce disque avec Aaron et Lenny en photo de couverture

Et depuis tu veux écrire quelque chose sur cette amitié et sur cette musique qui rayonnent d’Aaron et de Lenny même si tu sais que c’est impossible car aucun mot ne peut exprimer directement l’amitié et la musique

Telle est la réussite de Walther H. Scott un portrait des cinquante-trois ans d’amitié d’Aaron (1900-1990) et Lenny (1918-1990)

Photo : de gauche à droite, Aaron Copland et Leonard Bernstein (Photo Walther H. Scott)