11 janvier 2017
Carnet / Dans l’ère du soupçon
En ce début d’année, à voir frétiller comme des saumons d’élevage en pleine excitation du festin les candidats au pouvoir, j’entends résonner la fameuse phrase de Tancrède, le neveu de Don Fabrizio Corbera, prince Salina (le Guépard) dans le roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa paru en 1958 : « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change. »
Plus que jamais, nous pouvons soupçonner chaque scrutin, du local au national, de se résumer à cette phrase et il ne fait pas bon l’envoyer dans la figure de ces militants prompts à vous accoster dans la rue ou sur le marché avec leurs affiches et leurs tracts, surtout celles et ceux arborant une quarantaine motivée et bien pensante encore fraîche émoulue de sa petite nuit debout et autres monômes printaniers qui n’en doutons pas, refleuriront au premier soleil comme les crocus, fripés à peine éclos.
C’étaient d’ailleurs les mêmes spécimens qui m’avaient fait les gros yeux lors d’un café philo sur le thème de la démocratie parce que j’avais eu l’indélicatesse de risquer une allusion à Thomas Hobbes. Pour ces gens confits dans le politiquement correct, la seule mention de ma part de Thomas Hobbes les conduisait de facto à me soupçonner d’adhérer à la totalité des idées de ce philosophe qui peut certes apparaître à certains égards comme un intellectuel sulfureux mais qui fut aussi l’un des premiers penseurs à dessiner le cadre de l’État tel que nous le connaissons aujourd’hui dans ses fonctions régaliennes. De même que j'ai trouvé dans mes dix-huit ans de l'intérêt aux théories de Max Stirner dans son ouvrage L'Unique et sa Propriété, je n'en ai pas pour autant fait mon livre de chevet.
À l’époque, je m’étais fourvoyé dans ce débat sans savoir que les cafés philo, outre le fait qu’ils relèvent plus souvent du café du commerce, peuvent parfois être organisés dans des contextes assez douteux. En relisant le compte-rendu de celui-ci, je m’aperçois du manque de vigilance dont j’avais fait preuve à ce moment-là, notamment au sujet d’une conférencière présentée comme spécialiste des questions religieuses et de l’islam dans leurs rapports à la démocratie qui accompagnait l'animateur et dont j’avais tout de même trouvé les propos suspects, le discours filandreux et le positionnement politico-religieux très ambigu.
J’étais sorti suffisamment perplexe et mal à l’aise de cette rencontre pour ne point remettre les pieds dans ce genre d’animations échappant parfois au contrôle de leurs organisateurs. Plusieurs des thématiques suivantes et certains intervenants (dont l’un qui déclencha un scandale) confirmèrent ma méfiance.
Sans tomber dans le contrôle excessif, il faut tout de même savoir que de nombreuses formes de prosélytisme connaissent un inquiétant regain, qu’elles avancent souvent masquées et qu’elles empruntent volontiers les réseaux des structures culturelles, sociales voire scolaires chaque fois que leurs responsables, leurs usagers et leur public qui ne sont évidemment pas infaillibles baissent la garde.
Ce n’est pas de gaieté de cœur que ce constat nécessaire doit être dressé : voici l’ère du soupçon.
03:34 Publié dans carnet, NOUVELLES DU FRONT | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : soupçon, ère du soupçon, blog littéraire de christian cottet-emard, carnet, note, journal, prairie journal, littérature, essai, écriture de soi, autobiographie, café philo, débat, prosélytisme, propagande, vigilance, contrôle, christian cottet-emard, philosophie, thomas hobbes, giuseppe tomasi di lampedusa, le guépard, don fabrizio corbera, prince salina, tancrède, « si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change. », loupe
15 octobre 2014
Bienvenue chez les « sains »
Je ne sais pas quelle coup tordu politicien se cache derrière la polémique qui monte en puissance en Belgique à propos de la ministre de la santé qui, selon certains de ses détracteurs, ne serait pas la bonne personne à ce poste du fait de son obésité. Cette polémique est cependant révélatrice d’un danger qui nous menace tous, l’avènement sournois et progressif d’un totalitarisme mou d’autant plus redoutable qu’il avance masqué, sous couvert d’hygiénisme et de bien-être obligatoires.
Les signes annonciateurs ne manquent pas et s’expriment souvent à travers de petites phrases en apparence anodines que chacun d’entre nous, lorsqu’il affiche, exprime ou revendique une singularité, se prend en pleine figure, le pire étant que cela vient souvent de personnes parfois assez proches. J’ai déjà moi-même essuyé ce genre de réflexion qui peuvent paraître sans gravité mais qui sont, je le répète, révélatrices d’une inquiétante évolution de notre société.
En me voyant fumer mes cigares, une personne de ma connaissance m’a déclaré qu’en tant que contribuable, elle n’avait pas à payer pour les frais consécutifs aux soins qui me seraient prodigués si je me retrouvais atteint d’un cancer. En réponse, je lui ai demandé si elle estimait qu’en tant que contribuable, j’étais fondé à payer pour le sauvetage en hélicoptère de l’alpiniste scotché à une paroi rocheuse ou perdu sur un glacier, si j’étais fondé à payer pour la chirurgie en faveur du torero encorné (bien fait pour lui), si j’étais fondé à payer pour l’hospitalisation d’un auteur bobo parisien qui s’est cassé en s’amusant à sauter d’un toit à l’autre, si j’étais fondé à payer pour mon voisin qui s’est tondu un orteil au lieu de confier l'entretien de sa pelouse à un professionnel, etc, etc...
En tous cas, sous forme d’une petite anticipation, voici quelques aspects du monde que je vois émerger et dans lequel il ne va pas faire très bon vivre à mon avis.
Plutôt que de pondre un énième article théorique sur cette question, j’ai choisi de remettre en scène Effron Nuvem, l’anti-héros de mon roman Le Club des Pantouflards. Je l’avais tué à la fin de ce court roman mais on peut considérer qu’il existe quand même un petit doute sur sa mort. Admettons qu’il s’en soit sorti et qu’il continue désormais de vivre dans la société déjà pas drôle où je l’avais fait évoluer en 2006. Rien ne s’est amélioré depuis, bien au contraire.
Bienvenue dans le monde merveilleux d’Effron Nuvem (Fiction, pour l'instant...)
Effron Nuvem alterne de brèves périodes de travail et de longs mois de chômage. Il est régulièrement sommé par Pôle emploi de produire des preuves de sa recherche active de travail. À l’époque où il avait affaire à l’ANPE (Agence nationale pour l’emploi), celle-ci avait mandaté des officines privées pour contraindre Effron Nuvem à rendre compte de ces démarches à la fin de chaque semaine. Désormais, des contrôles impromptus sont effectués par des inspecteurs à son domicile, au cours desquels il doit pouvoir justifier sans délais de ses démarches.
À l’occasion de ces contrôles inopinés, on s’assure qu’il n’a pas fumé dans son appartement, quitte à vérifier auprès des voisins s’ils n’ont pas senti une odeur de tabac ou aperçu des mégots dans les poubelles. Au vu de son physique grassouillet et peu musclé, on l’inscrit d’office à un stage d’initiation à la cuisine diététique. Si Effron Nuvem avait su, il n’aurait pas laissé traîner le paquet de chips qu’il a grignoté la veille en regardant la télé. Alerté par les chips, un inspecteur déniche une canette de bière remplie de mégots. Nuvem affirme qu’il a fumé lors d’une promenade en forêt et qu’il a rapporté les mégots dans cette canette pour ne pas les jeter par terre. L’inspecteur ne le croit pas mais ne peut pas établir la preuve qu’il a fumé à son domicile. Il se contente donc de lui signifier un rappel à la loi et une injonction de se faire aider pour arrêter de fumer.
Estimant que Nuvem affiche une attitude négative et réprobatrice, l’inspecteur décide d’accentuer les contrôles. Il découvre qu’Effron Nuvem n’est pas en possession de documents désormais obligatoires en complément de ses attestations d’assurance. La loi oblige en effet désormais chaque citoyen à détenir au moins une licence du club sportif de son choix. Tout manquement à cette obligation de pratiquer un sport peut entraîner la suppression de l’assurance maladie et la radiation d’office des registres des mutuelles complémentaires. Fin du contrôle.
Dans son rapport, l’inspecteur préconisera pour Effron Nuvem un stage de remotivation à la recherche d’emploi, un stage d’initiation à la cuisine diététique, une remise à niveau dans une discipline sportive de son choix avec obligation de devenir licencié de l’association ou du club concernés.
À titre facultatif en attendant les prochaines disposition légales, Effron Nuvem se verra proposer un accompagnement psychologique à l’arrêt de la cigarette, une adhésion gratuite d’un mois à un centre de remise en forme et l’attribution d’un vélo en location vente avec option d’achat pour des déplacements professionnels et des loisirs non polluants. Bien que ces dernières offres financées par la collectivité soient facultatives, il sera fortement conseillé à Effron Nuvem de les accepter pour témoigner de sa volonté positive d’intégration harmonieuse à la société et de son aspiration sincère et enthousiaste à la citoyenneté.
(À suivre... Hélas !)
02:04 Publié dans NOUVELLES DU FRONT | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : obésité, santé, hygiénisme, totalitarisme, fascisme mou, bien-être obligatoire, injonction, obligation, sport, sport obligatoire, club des pantouflards, effron nuvem, christian cottet-emard, éditions nykta, polar, collection petite nuit, emploi, travail, contrôle, stage, recherche d'emploi, remotivation, motivation, diététique, nourriture, tabac, cigarette, cigare, club sportif, licence, association sportive, cyclisme, vélo, société, citoyenneté, blog littéraire de christian cottet-emard, anticipation, fiction, polémique