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16 octobre 2021

Carnet / De la figure du chef (notes)

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Les grands penseurs anarchistes sont des orfèvres de la langue écrite et ils y sont obligés pour décrire une société qu’ils appellent de leurs vœux mais qui ne peut exister que dans le laboratoire de leurs constructions théoriques, comme c’est notamment le cas pour ma toquade de jeunesse, Max Stirner, l’auteur de L’Unique et sa propriété. 
Sous les yeux inquiets de mes parents, surtout de mon père et de mon grand-père, je suis allé assez loin dans mon exploration, au point de m’abonner à un journal de la Fédération anarchiste qu’on pouvait trouver à la maison de la presse d’Oyonnax. J’avais même discuté un peu avec une de leurs figures locales, un vieux monsieur sec comme un bout de bois et bien sûr toujours vêtu de noir. Il était aussi violoniste à la Lyre industrielle d’Oyonnax qui fut d’abord un orchestre d’harmonie avant d’intégrer des pupitres de violon. 
Quant au frère du vieil anarchiste violoniste, c’était une autre figure locale dont la spécialité était de se promener tout nu dans la forêt, non par vice exhibitionniste mais par conviction écologique mêlant retour aux sources et mythe du bon sauvage, ce qui le conduisit à se définir lui-même comme pré-animal. Il se faisait appeler le Serfin (je ne suis pas certain de l’orthographe). Pendant les beaux jours, il séjournait dans une cabane au milieu des bois où il pouvait rêver à un monde sans chefs. 
Mon souvenir de ces deux personnages et de bien d’autres plus ou moins excentriques partageant la défiance à l’encontre de la figure du chef ne me visite pas en ce moment par hasard, lorsque s’exerce en un triste consentement non pas l’autorité mais son mauvais jumeau, le pouvoir. 
Le bon chef use de l’autorité, le mauvais seulement du pouvoir. Le bon chef s’appuie sur la meilleure part de ceux qu’il dirige, le mauvais sur la pire, et comme l’ordinaire de la troupe oscille entre les deux... Le bon chef rassemble parce qu’il est fort, le mauvais divise parce qu’il est faible. 
Un exemple frappant nous en est fourni en ces temps troubles par cette possibilité donnée à un individu mineur d’être vacciné avec le consentement d’un seul de ses parents. Pour les couples en discorde qui s’affrontent par l’intermédiaire de leurs enfants, cette disposition légale est d’une incroyable perversité, à l’image de l’action d’un mauvais chef et de la négativité du pouvoir qu’il cultive sur le terreau empoisonné du conflit et de la division. Toute société ainsi dirigée n’a aucun avenir, l’Histoire l’a montré.
Le pouvoir actuel se réfère avec duplicité aux Lumières dont il ne semble retenir qu’une forme culturellement appauvrie de despotisme éclairé. N’est pas Frédéric II de Prusse ou Catherine II de Russie qui veut. Si Voltaire revenait pour conseiller le monarque actuel, il s’arracherait la perruque en mesurant l’ampleur et probablement l’impossibilité de la tâche.

 

 

09 mai 2018

En complément de mes billets précédents à propos de l’installation de la statue de Voltaire à Oyonnax

Un texte toujours d'actualité :

Voltaire hors du temps et près de nous

par Jean Tardieu

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Détail de la statue de Voltaire à Oyonnax (Photo Ch. Cottet-Emard )

Le rôle déterminant de Voltaire, dans nos Lettres et dans notre histoire, nous impose non seulement de le célébrer, mais aussi de le relire de plus près et, en quelque sorte, d’essayer de le repenser, au nom de cette justice absolue dont il s’était fait l’inlassable défenseur.

 

Comme il arrive trop souvent, c’est la stature même du personnage qui, en provoquant des appréciations multiples et parfois nettement hostiles, a entraîné des malentendus qu’il faut à tout prix dissiper.

 

Rappelons-nous notamment les vers bien connus d’Alfred de Musset qui commencent par cette apostrophe d’outre-tombe :

 

Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire,

Voltige-t-il encore sur tes lèvres glacées ?

 

Aujourd’hui ce serait plutôt à nous de sourire d’une pareille invective ! Mieux vaut, d’ailleurs, la replacer dans le contexte du romantisme, où il était bon d’attaquer la Raison, cette véritable déesse du Siècle des Lumières et de la remplacer par un retour à des valeurs passionnelles et irrationnelles.

 

Oublions donc la boutade de Musset et, sautant de poète en poète, saluons tout de suite une de nos idoles : Charles Baudelaire, en rappelant la métaphore qu’il a imaginée pour désigner ses grands peintres préférés, en leur décernant le titre de Phares.

 

Ces Phares qui nous fascinent ou qui nous éblouissent, bien entendu, il n’y en a pas seulement parmi les maîtres de l’art pictural et si, dans l’art littéraire, il en est un qui mérite un tel titre, vous conviendrez que c’est Voltaire.

 

Son œuvre, dans son ampleur exceptionnelle, dans sa verdeur (encore intacte aujourd’hui) semble avoir été gouvernée par une seule passion, par une véritable idée fixe : la volonté consciente de faire évoluer les formes et les contenus de notre civilisation vers plus de vérité, plus de sincérité et sutout plus de justice.

 

J’ajouterai : vers plus de lumière. On aura compris que je veux, par là, évoquer la fameuse exclamation que l’on prête à Goethe sur son lit de mort : Mehr Licht. Voilà encore une de ces métaphores, un de ces grands lieux-communs qui font figure de mythes stellaires au firmament de l’histoire, même si, en réalité, il s’agissait seulement, pour le mourant, de demander que l’on ouvrît un peu la fenêtre de sa chambre !

 

Un autre mot, le plus simple celui-là, mais aussi le plus contesté, m’a toujours donné le frisson de la grandeur, c’est le mot humanité.

 

Voilà un mot qu’il faut écrire en lettres capitales ! Il fut mis au pluriel pour désigner dans son ensemble, la culture classique (les Humanités) puis, au singulier, sous l’influence des nouvelles idées sociales. De toute façon, ce terme est associé à un courant de pensée où Voltaire tient une place essentielle. Il signifie un envol irréversible au-dessus des ténèbres primitives, et surtout par-delà tous les crimes, tous les massacres, tous les supplices engendrés par l’obscurantisme.

 

Ces valeurs-là, on le sait, Voltaire les a défendues toute sa vie avec acharnement. Il est presque inutile de rappeler les nombreuses occasions où François-Marie Arouet, grand avocat des humiliés et offensés, a lutté contre les jugements impitoyables dus à l’intolérance et au fanatisme aveugle, où il a porté secours à des innocents, victimes d’erreurs judiciaires ou encore, dans un tout autre domaine, lorsqu’il a prêté l’appui de son autorité à l’entreprise libératrice et novatrice de l’Encyclopédie de Diderot menacée d’interdiction...

 

Mais quelle était donc l’arme redoutable dont Voltaire savait user avec tant d’efficacité et de discernement ?

 

Eh bien, cette arme n’était autre que son immense talent d’écrivain. La langue française était déjà, avant lui, particulièrement au point et nous avait donné déjà tant d’indépassables chefs-d’oeuvre : Voltaire l’a rendue encore plus expressive, encore plus maniable, encore plus capable de traduire, avec transparence et rapidité, un raisonnement bien construit, une véhémence bien ciblée, voire une silhouette ressemblante. De cet outil universel incomparable de communication et de persuasion, Voltaire reste et restera toujours le génial artisan.

 

Lorsqu’on parcourt cet océan de feuillets imprimés que contiennent les nombreux volumes de ses œuvres complètes (dans l’édition de Kehl créée, ne l’oublions pas, par Beaumarchais), quand on suit des yeux ce torrent de métal en fusion sorti du creuset de cet infatigable ouvrier, on est frappé par l’originalité, par la modernité de son style. Pareille à l’acier trempé, son écriture possède à la fois l’éclat, la souplesse et le tranchant d’une épée. Une épée qui ne serait pas faite pour tuer, mais pour défendre. Ce protecteur des faibles et des opprimés est dans le droit fil des anciens Chevaliers, ou de Saint-Georges, lorsqu’on voit celui-ci, dans la fameuse fresque de Pisanello, à Vérone, s’apprêter à abattre l’affreux dragon de la légende, et à sauver de la mort la princesse de Trébizonde.

 

Dès lors, l’on ne s’étonnera pas de savoir que l’influence de l’écrivain se soit répandue autour de lui et plus loin que lui, dans l’espace et dans le temps, grâce à la seule puissance de son langage écrit. Les mots qu’il emploie son des gestes. Ils sont capables de suivre instantanément, avec autant de hardiesse que de lucidité, les élans d’une intelligence toute dévouée au bien public. Ajoutons que cette vaste intelligence, il faut le souligner une fois de plus, était animée par une curiosité sans borne, par une véritable boulimie de lecture, qu’il partageait avec son amie Madame du Châtelet.

 

Je voudrais ici placer une remarque qui est une évidence, mais qui est d’importance parce qu’elle est liée à un malentendu.

 

Il s’agit surtout de l’œuvre la plus célèbre et la plus entraînante de Voltaire : son Candide, baptisé roman par l’auteur, alors que cette œuvre a pour prétexte une sorte de pamphlet idéologique.

 

Le sous-titre est, on le sait : ou l’optimisme. C’est un récit dominé par une sorte de leitmotiv sur le meilleur des mondes possible, allusions à l’harmonie universelle imaginée par Leibnitz. On en conclut parfois que Voltaire considère vraiment notre monde, tel qu’il est, comme un paradis retrouvé.

 

Là est l’erreur, car a contrario, Voltaire entend s’élever, avec une ironie très pessimiste, contre cette vision idyllique. C’est en vertu de ce que l’on appellerait aujourd’hui un humour noir que toutes les aventures survenues aux personnages principaux du livre (à Candide lui-même, à sa chère Cunégonde, à leur maître à penser le Docteur Pangloss) sont des catastrophes dont ils se tirent par une chance miraculeuse, mais qui les font passer à travers des voyages vertigineux, des massacres épouvantables et des guerres affreuses, qui prouvent à quel point de cruauté peuvent conduire la méchanceté et la perfidie de la nature humaine, sous toutes les latitudes.

 

Je terminerai cette trop brève et trop incomplète esquisse d’un portrait par le tableau presque idéal du temps où ce petit homme, qui est, en fait, un géant, exerçait sa supériorité intellectuelle avec la bonhomie (mais aussi parfois avec férocité) d’un grand bourgeois éclairé, une classe sociale qui, avant de comporter elle-même une connotation péjorative, avait encore valeur de subversion par rapport à la noblesse dominante.

 

Dans ce canton préservé de Ferney, sur ce plateau aéré et ensoleillé, entre les Alpes et le Jura, où l’intelligentsia avancée de toute l’Europe venait lui rendre hommage et peu d’années avant que son influence politique, jointe à celle de Rousseau, eut contribué à ouvrir les portes du grand chambardement de 89, ce roi sans couronne se tenait à l’abri, en marge des frontières, là où il pouvait parler sans entrave, sans être trahi par les uns, ni persécuté par les autres.

 

Finalement, ce Voltaire, qui est-il ? Un phare ? Oui, sans aucun doute. Plus encore une région de l’esprit, un mythe sauveur, en dehors du temps mais encore près de nous, une île de la pensée et la liberté. Un refuge, une falaise où l’on peut s’accrocher pour observer, en toute indépendance, pour soupirer, avec un scepticisme sans illusion, sur les malheurs du monde, quand les rivages s’effondrent et que nous craignons de faire naufrage.

 

Notes : ce texte de l’écrivain et poète Jean Tardieu est l’allocution qu’il prononça à Bourg-en-Bresse dans les salons de l’Hôtel du Département de l’Ain le 3 juin 1991 lorsque lui fut remis le Prix Voltaire créé par la revue Le Croquant. La veille, Jean Tardieu avait visité le château de Voltaire à Ferney-Voltaire.

 

Le texte de cette allocution a été publié dans le n°10 du Croquant (automne - hiver 1991) et dans mon livre consacré à Jean Tardieu : Jean Tardieu, un passant, un passeur (éditions La Bartavelle, décembre 1997). J’ignore si cet éditeur est encore en activité mais je peux préciser que mon livre est disponible dans les bibliothèques, et, pour les gens d’Oyonnax et de la région, à la médiathèque municipale d’Oyonnax, au centre culturel Aragon.

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05 mai 2018

Mauvais esprits, nous m’dame ?

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Autour du lycée, les préfas poussent comme des verrues sur un visage obèse qui peut tout aussi bien être celui du proviseur. Convoqué dans le bureau de cet homme sans cou ni taille, en raison de mon absence permanente au cours de gymnastique, j’ai failli m’asseoir sur son chapeau déposé là par quelque haineux subalterne.

Vraiment fort le proviseur : Voltaire dans un sermon, il fallait oser. Le chapeau sur la chaise, à côté, c’est l’harmonie, la logique, l’équilibre... La grâce ? Tout de même, n’exagérons rien.

La grâce, c’est plutôt le rayon de la prof de français, joli brin de fille épanoui entre les lézardes des préfas aux quatre vents mutins des affectations. Une fleur de décombres en quelque sorte, une belle plante rudérale... Dans la bouche du proviseur, Voltaire cité en rafales automatiques siffle mépris et reproches et sent l’aigre des digestions approximatives. Entre les lèvres de la prof de français, Voltaire gazouille tel l’oiseau de la pluie dans l’effluve d’un Chanel au numéro inférieur ou égal à ma moyenne en maths.

Cette appétissante oiselle a ses pudeurs. Elle nous fait travailler Voltaire dans une édition de classiques à deux sous vierge de tout épisode égrillard, notamment expurgée d’une bonne partie du chapitre seizième de Candide. Voltaire y prend plaisir à relater les clameurs qui partaient de deux filles toutes nues qui couraient légèrement au bord de la prairie, tandis que deux singes les suivaient en leur mordant les fesses.

Nous sommes deux dans la classe à posséder les romans et les contes de Voltaire dans une édition de poche récente qui donne le texte intégral, selon la formule consacrée, ce qui nous conduit à demander l’autorisation de lire le passage manquant où Candide prend son fusil espagnol à deux coups, tire et tue les deux singes. Dieu soit loué, mon cher Cacambo ! J’ai délivré d’un grand péril ces deux pauvres créatures : si j’ai commis un péché en tuant un inquisiteur et un jésuite, je l’ai bien réparé en sauvant la vie à deux filles...

À la vue du rictus qui commence à tortiller le minois de la petite prof, nous comprenons que cette adepte de Voltaire allégé regrette aussitôt de nous avoir donné la parole. Pourtant, le plus dur est à venir. Candide continue de se féliciter de sa bonne action mais sa langue devint percluse quand il vit ces deux filles fondre en larmes sur leurs corps, et remplir l’air des cris les plus douloureux. Je ne m’attendais pas à tant de bonté d’âme dit-il enfin à Cacambo ; lequel lui répliqua : vous avez fait là un beau chef-d’œuvre, mon maître ; vous avez tué les deux amants de ces demoiselles.

Cette fois, le rictus libère une sorte de coassement. Le visage de notre juvénile enseignante vient de prendre quinze ans en deux secondes, et tout cela à cause de nous, adolescents vulgaires travaillés par nos hormones.

— Excusez-nous m’dame. Pour nous faire pardonner, on va vous lire un autre passage extrait de Micromegas et qui manque aussi à votre édition : son Excellence se coucha de tout son long car s’il se fût tenu debout, sa tête eût été trop haut au-dessus des nuages. Nos philosophes lui plantèrent un grand arbre dans un endroit que le docteur Swift nommerait, mais que je me garderai bien d’appeler par son nom, à cause de mon respect pour les dames...

— Mauvais esprits, nous m’dame ? Eh ben, si on peut même plus participer...

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Illustrations : détail de la statue de Voltaire installée à Oyonnax et 4ème de couverture de la revue Le Croquant n°16