27 octobre 2015
Carnet / Rendez-vous manqués au milieu de nulle part
Quand je suis un peu cafardeux, je recherche le gras, les chips. Avec du scotch ou du bourbon. Une bouteille me fait des mois, heureusement, car je ne prends pas les premiers prix. N’ayant plus de Lagavulin et de Woodford, j’ai fini par dénicher au fond de l’armoire deux flacons de whisky bas de gamme hérités du bar d’un défunt. J’ai jeté l’un à l’évier, vraiment imbuvable, et me suis dépanné avec l’autre, acceptable.
Une amie m’a prêté Vernon Subutex de Virginie Despentes et je me retrouve aujourd’hui à ramer avec ce roman parce que j’essaie toujours d’être attentif aux livres que me prêtent les amis, non pas parce que je me serais spontanément tourné vers une telle littérature mais parce que je trouve normal de tenir compte des conseils de lecture, surtout lorsqu’ils viennent de personnes proches. Je rame avec Despentes parce que pour moi, elle parle d’une autre planète. Pas moyen de me sentir concerné, pas la moindre empathie pour ses personnages, leurs préoccupations, leur monde, leur style, leur vie. J’ai eu du mal à commencer le livre, à le continuer jusqu’à une centaine de pages, à me forcer à doubler la mise et là, page deux cents et quelques, les jeux sont faits, je cale. La quatrième de couverture nous explique que Vernon Subutex est « le dernier témoin d’un monde révolu, l’ultime visage de notre comédie inhumaine, notre fantôme à tous » , comme si l’on nous vendait une fresque alors qu’il n’est question de rien d’autre que de vieux fêtards branchouilles traînant leur gueule de bois depuis l’adolescence dans trois rues de Paris.
J’ai déjà des difficultés avec les références musicales qui sont pourtant censées être celles des gens de mon âge mais manque de chance, déjà adolescent, je n’écoutais que du classique. Encore aujourd’hui, Saint-Saëns (eh oui, Camille Saint-Saëns !) est un de mes compositeurs préférés et en ce moment, avant de commencer à écrire ce carnet, j’écoutais Scenes from the Bavarian Highlands d’Edward Elgar, dans la version pour piano et chœur. C’est dire...
Alors, le rock... J’en ai certes entendu mais jamais écouté de ma propre initiative, même au sommet de ma crise d’adolescence. Un lycéen de ma classe de seconde avait quand même réussi à me traîner quelques temps dans des préfas et des salles plus ou moins paroissiales où des types de l’Association Musique Évolution produisaient du son. À cette époque, j’écoutais en boucle les Variations symphoniques de César Franck, les deux concertos pour piano de Brahms et ceux de Liszt, alors, le boucan de l’Association Musique Évolution, ça me passait loin, très loin au-dessus des oreilles, malgré les décibels. Quant aux idoles rock des grandes scènes nationales ou mondiales dont j’entendais baragouiner les noms par leurs pâles imitateurs puant la vieille clope et la bière tiède, leur tintouin et leur théâtre pseudo rebelle ne m’inspirait pas plus. À seize ans, je considérais déjà que le rock était à la contestation ce que la musique militaire est à la musique, juste une autre façon de marcher au pas. Comme prévu, le rock a aujourd’hui mal vieilli et son public de quinquas embourgeoisés jusqu’aux ongles des orteils avec. Despentes confirme, si j’ai bien lu.
Mais peut-être ai-je mal lu car pour moi, Despentes est pénible à lire. Pour certains paragraphes, j’aurais besoin d’une traduction. De toute manière, Vernon Subutex n’est pas le sujet de ce carnet. Le sujet, c’est que ma laborieuse lecture des deux cents premières pages m’a juste une fois de plus rappelé que je n’ai pas aimé l’époque de ma jeunesse, ni ses musiques ni ses idées qui n’étaient d’ailleurs pas des idées mais des poses gonflées du plus grotesque esprit de sérieux. Étrange sentiment, surtout au moment des débuts d’inventaire, que celui de n’avoir jamais adhéré à ce que partageaient les jeunes de mon âge.
Les années 80 et ce qui a suivi dans le domaine de la culture grand public : un arrière-goût de rendez-vous manqué au milieu de nulle part, où en dehors de la bulle protectrice et créative de la vie privée, il n’y avait probablement rien ni personne à attendre.
(Photo © Christian Cottet-Emard, Barcelone)
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18 août 2014
Carnet / Par la petite porte
Ces derniers jours au courrier, le nouveau roman de Jean Pérol, La Djouille (éditions de la Différence) dont deux phrases ont déjà fait mon miel à peine le livre commencé : « Les peuples ne savent jamais assez se méfier des inspirés qui veulent à tout prix leur bonheur » et « Tout ce qui est marchandage m’indispose. » J’en parlerai prochainement.
Reçu aussi un ancien numéro de la revue Brèves (actualité de la nouvelle) consacré à Béatrix Beck : « Écrire est une forme active de la lecture : on fournit des textes à soi-même, éventuellement aux autres. »
À l’abbatiale de Nantua, pour être sûr d’être bien placé, je suis arrivé une heure à l’avance au concert avec des poèmes de Fernando Pessoa que je lis et relis sans me lasser depuis des années. J’aime entrer dans cette poésie au hasard, en feuilletant, et je me suis amusé de tomber, sous les voûtes d’une église, sur le poème de l’hétéronyme Alberto Caeiro dans Le Gardeur de troupeaux :
« Penser à Dieu c’est désobéir à Dieu
Car Dieu a voulu que nous ne le connaissions pas,
aussi à nous ne s’est-il pas montré... » (!)
Tout récemment, dans la même abbatiale, lors du concert de clôture du festival, j’aurais volontiers offert du chewing-gum à une inconnue, parfumée par Ail et Fines herbes de chez Popote, qui s’est assise sur le même banc que moi. Il y a quelques années, j’avais eu droit au goûter de trois grand-mères qui n’en finissaient pas de grignoter des biscuits secs avec un son d’écureuil qui a trouvé une pomme de pin géante. Pas facile de ne penser qu’à Mozart, Saint-Saëns et Debussy dans ces conditions.
Chez moi, j’écoute en ce moment la musique chorale de William Walton (1902-1983), notamment The Twelve, le Te Deum du Couronnement (dans l’arrangement de Simon Preston avec une réduction pour orgue de Mark Blatchly), la Missa brevis et d’autres pièces que j’aime beaucoup, notamment le Magnificat and Nunc Dimitis, le Jubilate Deo et Antiphon.
Le quinze août déjà passé, l’été est toujours aux abonnés absents. À mesure que je vois les gens revenir de leurs congés souvent réduits à une ou deux petites semaines, je pense à la future escapade à Lisbonne et au bonheur de partir quand tout le monde est rentré.
Mon mode de vie a certes quelques inconvénients mais aussi beaucoup d’avantages. C’est ce que je me dis pour retrouver un moral qui m’avait déserté depuis de très longs mois et qui essaie de revenir par la petite porte. On ne peut pas avoir tout le temps ce que Fernando Pessoa avait appelé « le jour triomphal » de sa vie qui était, en ce qui le concernait, le 8 mars 1914 *.
* Ce jour-là, quarante-neuf poèmes lui vinrent d’une traite avec leur titre (Le gardeur de troupeaux) et l’un des principaux hétéronymes (Alberto Caeiro).
Photos : détails de mes carnets, désordre sur mon bureau et gare de Lisbonne
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24 août 2013
Mes rencontres avec Jean Tardieu
Pour des raisons d'archivage, je remets en ligne sur ce blog mon entretien avec le poète Jean Tardieu suivi d'une petite interview dans laquelle je relate les circonstances qui ont favorisé ces deux rencontres.
En effet, ces documents circulent depuis des années sur la toile de manière parfois anarchique tout comme les photos qui les accompagnent, souvent sans mention d'auteur. À ce propos, je rappelle aux personnes qui puisent textes et photos dans ces pages pour alimenter sites, blogs, articles de presse, films et autres supports que l'intégralité de ces contenus est sous droits, y compris, naturellement, les photos de Jean Tardieu que j'ai prises, en particulier celles illustrant le présent article.
Pour toute utilisation, il est donc prudent de me contacter à l'adresse mail figurant sur ce blog et, en tout état de cause, de mentionner l'origine des citations ainsi que l'auteur des textes et des photos.
***
Jean Tardieu est né en 1903 à Saint-Germain-de-Joux dans l'Ain. Poète, essayiste, dramaturge, traducteur, critique d'art, il a côtoyé les grands artistes de son siècle, notamment les peintres et les écrivains qui ont marqué leur époque (Char, les surréalistes, Max Ernst). Il s'est aussi lié d'amitié avec de nombreux poètes, en particulier avec Francis Ponge, Philippe Jaccottet, André Frénaud...
Dans le présent essai qu'il consacre à l'auteur du "Fleuve caché", Christian Cottet-Emard propose un portrait du poète sur la base d'une approche simple et concrète en situant les rapports entre l'homme, l'oeuvre et sa région natale, le pays des "Fleuves cachés".
Après ses rencontres avec Jean Tardieu, Christian Cottet-Emard a réuni documents inédits et photographies qu'il a pour la plupart lui-même réalisées dans ce livre en forme d'hommage à l'un de nos grands poètes disparu le 27 janvier 1995.
Jean Tardieu, un passant, un passeur,
suivi d'un cahier iconographique avec photos inédites, de Christian Cottet-Emard. Editions La Bartavelle. 100 pages, ISBN 2-87744-376-0.
ENTRETIEN AVEC JEAN TARDIEU à Meillonnas (01) en 1991
(Extrait du livre paru aux éditions de la Bartavelle).
C.C.E : La lisibilité de la poésie est-elle un problème contemporain ?
J.T : De tout temps, la poésie, quand elle correspond vraiment à l'élan authentique d'un poète, paraît illisible. Ce n'est pas un problème nouveau : il suffit de remonter à Mallarmé et même à Baudelaire, ce sont des exemples frappants. Certes, pour Baudelaire, .,le rejet à eu des raisons morales ou sociales mais déjà, dans la poésie de Baudelaire, il y avait quelque chose qui paraissait, sinon illisible, du moins choquant pour le public. Avec Mallarmé, cette difficulté s'accentue au point qu'il paraît totalement incompréhensible à la majorité des lecteurs. On ne peut donc rien dire encore de tel pour les contemporains car ce qui nous semble difficile aujourd'hui sera peut-être beaucoup mieux admis plus tard. Je ne crois pas à une distinction formelle entre ce qui serait lisible et ce qui serait illisible il faut déplacer un peu la question. Il faut tenir compte du fait que les conditions de lecture ou d'écoute de la poésie sont différentes : les médias, par exemple, forcent les artistes à faire un effort vers un public plus large. Je m'en suis aperçu récemment lors d'une mise en théâtre de certains de mes textes à Cambridge et à Londres ; automatiquement, on a choisi ceux qui avaient une forme dialoguée et qui pouvaient être compris plus facilement , les autres auraient difficilement franchi "le mur du son"
C.C.E : Quels textes avez-vous sélectionnés?
J.T : On a choisi dans Monsieur Monsieur, la saga d'un personnage imaginaire, où le spectaculaire était déjà dans texte. Je suis attristé, à ce propos, que certains me considèrent comme un poète de second rang sous prétexte que mes poèmes sont lisibles ! S'ils regardaient de plus près, ils verraient que, dans beaucoup de mes recueils, il y a un mélange.
C.C.E : Est-ce délibéré ?
J.T : Pas vraiment. C'est plutôt que je considère que la poésie doit avoir plusieurs moyens d'accès, aussi bien visuels que sonores, aussi bien dans une lecture solitaire que dans une lecture grand-public. Il s'agit, en fait, d'une extension des possibilités d'accès qui m'a permis d'aller plus loin, jusqu'aux poèmes dialogués et même jusqu'aux poèmes à jouer : pour moi, ce sont toujours des poèmes.
C.C.E : Si l'on précise la question de la lisibilité, on peut dire que la poésie a commencé à souffrir quand on s'est attaqué au sens : une coupure s'est alors faite avec le public.
J.T : Il faut un temps de mûrissement entre l'artiste et le public : si le poète cherchait directement à faire facile, ce serait désastreux car le poème perdrait toute vérité, il deviendrait artificiel. Le mot "vulgarisation" vient tout de suite à l'esprit, dans tous les sens !
C.C.E : On assiste depuis longtemps à un autre divorce, entre la science et la religion. Ne pensez-vous pas que la poésie pourrait les réconcilier, du moins permettre une connaissance moins étriquée ?
J.T : C'est une question qui est en lien avec les précédentes car le langage scientifique est précisément un langage qui ne peut pas être compris du grand public. Cela n'aurait aucun sens de vouloir exprimer une recherche mathématique ou en physique nucléaire dans un vocabulaire accessible à tous . La religion, c'est différent. J'ai été élevé sans religion : mon père était libre penseur, pas du tout sectaire d'ailleurs. Il m'avait dit "Si plus tard, tu veux devenir catholique, ce n'est pas moi qui m'y opposerais, tu seras même plus libre parce que tu n'auras aucune prédétermination marquée." De fait, il y a eu là une place vide : la poésie s'y est engouffrée. Elle s'y est introduite, non pas comme une réponse, mais comme un appel, quelque chose comme une évidence, l'évidence d'un monde étrange, incompréhensible. J'admire les gens qui ont des convictions qui leur permettent de vivre de façon supportable face aux grandes questions qui se posent à l'homme. En ce qui me concerne, la poésie m'a permis de chercher une réponse comparable à ce que peut atteindre la religion, en Orient ou en Occident, au-delà de la raison discursive.
C.C.E :La poésie serait donc une possibilité de médiation ?
J.T : Davantage encore : un retour à des origines ou la possibilité de reconstituer, forcément à l'aide d'artifices, des origines tribales en retrouvant les paroles et les gestes qui correspondaient à un besoin d'explication du monde que tout être humain a dû connaître dès l'âge le plus préhistorique. La poésie, alors, n'était pas loin de la magie, de la sorcellerie ou même de la religion, bref, de tout ce qui échappe à une définition scientifique.
C.C.E : Dans votre oeuvre, on trouve toujours une approche intellectuelle, bien-sûr, mais aussi une approche très physique. Vous parlez du geste d'écrire, du rythme, de la couleur...
J.T : Dans mes origines familiales, je l'ai dit souvent, il y a la peinture et la musique, mais il y a aussi chez moi la hantise, depuis toujours, de rendre la poésie aussi physique que possible. La recherche intellectuelle est, évidemment, incluse là-dedans et l'on aurait tort, même dans mes poèmes les plus faciles d'accès, d'en rester au sens immédiat.
C.C.E : Il y a un double personnage chez vous ...
J.T : En effet un enfant qui serait aussi un vieillard, un vieillard qui serait aussi un enfant !
C.C.E : Nous parlions tout à l'heure de musique : vous avez eu des rapports avec Pierre Schaeffer à l'époque où il faisait des recherches sur la musique concrète...
JT : Oui, mais ils n'étaient pas d'ordre artistique. J'avais été appelé à le remplacer pendant quelque temps à la radio pendant qu'il en était l'ambassadeur aux Etats-Unis, tout de suite après la guerre : Je devais être son successeur transitoire, il s'est trouvé que cela s'est prolongé, mais je n'ai jamais voulu me substituer à lui, je me suis contenté d'accueillir des jeunes en leur disant de faire ce qu'ils voulaient. Le "Studio d'essai " de Pierre Schaeffer devenait ainsi un Club d'essai ". C'était le début de la radio, il y avait beaucoup de jeunes et je n'avais pas d'autre envie que celle de leur demander : qu'est-ce que vous avez envie de faire ?
C.C.E : La musique concrète de Schaeffer apportait une rupture comme Varèse aujourd'hui, et l'ensemble de la musique contemporaine, avec le public ...
J.T : Je ne suis pas un musicien professionnel et je ne voudrais pas dire de bêtise mais j'aurais la même réponse que pour la poésie : ce qui paraît incompréhensible et même choquant, lorsqu'une forme nouvelle apparaît, finit par être accepté. On le voit bien avec Debussy : au début, les gens poussaient des cris, trouvaient sa musique insupportable ! Même de grands musiciens comme Saint-Saëns avec qui ma famille était en relation : j'ai une lettre assez amusante à ce propos où il se disait excédé par Debussy !
C.C.E : Brahms, aussi, avait dit à Mahler "votre musique est la fin de toute musique ! "
J.T : Oui, c'est ça !
C.C.E : Dans la peinture aussi ...
J.T : Il y a une évolution qui donne le sentiment d'un retour en arrière : nous sommes dans une période difficile. Les peintres eux-mêmes sont las de l'abstraction. Le Surréalisme dépassait la banalité du quotidien mais sans exclure les figures, comme Max Ernst par exemple.
C.C.E : Vous avez beaucoup écrit sur lui ...
JT : C'était un grand ami.
C.C.E : Vous avez aussi beaucoup écrit sur les autres.
J.T : C'était la guerre et j'avais besoin de retrouver, au moins par la mémoire et l'imaginaire, ces grandes oeuvres qui avaient été cachées, anciennes et modernes, non en les commentant, mais en cherchant, dans ma façon de penser ou d'écrire, des équivalents poétiques de ce que j 'admirais. C'est ce que j'ai fait dans l' un de mes premiers recueils qui s'intitulait Figures, à partir des grandes oeuvres de Poussin ou du Douanier Rousseau. Petit à petit, c'est devenu chez moi une façon d'écrire sur la peinture, dans une sorte de mimétisme.
C.C.E : D'une certaine manière, comme René Char ?
J.T : Oui, c'est ça. Après la guerre, j'ai accentué cette recherche du côté des peintres contemporains et je n'ai presque plus écrit sur les grands peintres du passé.
C.C.E : C'est Ernst qui vous a le plus inspiré ?
J.T : C'était un être merveilleux ! Lumineux !
C.C.E : Vous avez noué plus de rapports avec des peintres et des musiciens qu'avec d'autres poètes...
J.T : C'est vrai ! Mais j'ai été aussi très proche de Ponge, Follain, Jaccottet, Char, plus difficile à fréquenter car il vivait retiré à l'Isle-sur-Sorgue.
C.C.E : Char, justement : que pensez-vous des rapports de l'homme avec son oeuvre, c'est-à-dire, plus généralement, de la poésie comme exercice spirituel, mais aussi comme façon de vivre ?
J.T : Certains y voient un monument d'hermétisme, moi je ne trouve pas. Dans cette concision aphoristique, il y a quelque chose qui ne peut que mûrir et donner maintenant ou plus tard quelque chose de comparable aux grandes oeuvres classiques - Pascal, Chamfort, Joubert - une façon de vivre, un prophétisme. Cette poésie cessera de paraître inaccessible. D'ailleurs, je suis convaincu que l'on vivra de plus en plus en poésie : avec l'effondrement des idéologies, il y a désormais une place pour la poésie comme ressource salvatrice, protectrice de l'esprit.
C.C.E : Quel regard global jetez-vous sur ce siècle si agité ?
J .T : On a dit que j'avais longé les transformations poétiques et politiques de ce siècle sans m'y mêler tout à fait. Mon grand défaut, c'est de n'avoir pas été " engagé". Mais je n'ai pas été dégagé non plus !
C.C.E : Vous pensez que c'est davantage dans la nature du poète que de prendre une certaine distance ?
J.T : L'exemple le prouve : si on s'engage trop profondément dans un sens, on est ensuite obligé de faire un revirement et parfois des révisions déchirantes.
C.C.E : Dans Margeries, vous écrivez des "textes de circonstances " qui, manifestement, n'en sont pas ! Vous avez là un humour sarcastique ...
J.T : Un humour dans lequel on a voulu m'enfermer. En fait, mon tempérament est double : au fond, je suis très pessimiste, à la fois attiré et fasciné par tout ce qui est obscur, et en même temps j'ai une certaine bonne humeur naturelle. Mais il y a trop de gens qui mettent de côté le tragique. Je ne renie pas une certaine drôlerie, mais il ne faut pas la séparer de sa part d'ombre: elles sont tellement liées !
C.C.E : C'est un malentendu dont vous avez souffert.
J T : En effet ! Nous étions hier à Ferney-Voltaire et je pensais aux rapports entre l'humour et l'ironie. L'humour permet d'exprimer une drôlerie alliée à l'étrangeté même terrifiante. C'est ce que Breton a fait : le surréalisme réunit les deux.
C.C.E :Dans votre vie de créateur,le surréalisme a-t-il représenté un verrou qui sautait ?
J.T : Le surréalisme a eu, sur moi, une influence durable mais pas systématique même si je me suis senti très proche.
C.C.E : Et le christianisme, qui a marqué plusieurs des grands poètes contemporains ?
J.T : Dans une société chrétienne, l'image du Christ est toujours une référence bouleversante, mais je me sens plus proche d'une notion comme celle du bouddhisme (encore faut-il être prudent vis-à-vis de ce que nous croyons comprendre) : une notion qui assimile à l'ignorance la vision que nous avons du monde physique. Si l'on veut aller au-delà, il faut faire abstraction du cycle infernal dans lequel nous sommes entraînés pour chercher un au-delà qui est peut-être le néant ou peut-être Dieu.
C.C.E : Avez-vous connu, à l'époque, des poètes philosophes ou mystiques comme Lanza del Vasto ?
J.T : Je l'ai connu très jeune, il avait un ou deux ans de plus que moi, nous étions ensemble au lycée Condorcet et nous écrivions dans une revue de lycéens qui s'appelait La sève nouvelle. Lanza del Vasto nous paraissait être le grand poète de l'époque. Nous avions d i x - s e p t , dix-huit ans. Après, je l'ai perdu de vue. Je l'ai retrouvé une fois au cours d'un voyage en Toscane que mes parents m'avaient offert.
C.C.E : Dans son premier recueil, Le chiffre des choses, il y avait à la fois cette recherche métaphysique qui caractérise votre poésie et une recherche formelle, sans doute aujourd'hui dans une impasse mais qui, chez vous, a su rester ouverte au point qu'elle est toujours moderne.
J.T : Il est sans doute injuste qu'on s'intéresse moins, aujourd'hui, à ce poète qui nous avait paru si impressionnant : sa quête mystique était très valable.
C.C.E : Revenons au rôle du commentaire et de ses rapports avec la création.
J.T : Le commentaire fait partie de la vie permanente d'une oeuvre :les poètes ne seraient rien si l'on ne parlait pas d'eux avec intelligence et avec amour.
C.C.E : Votre propre création, comme chez les grands artistes, intègre une réflexion. Dans les grandes oeuvres, il n'y a pas de différence de niveau.
J.T : C'est le propre des artistes, en effet, de poser les grands problèmes. C'est l'oeuvre elle-même qui interroge...
Maison Roger Vailland
Meillonnas,
le 3 juin 1991.
INTERVIEW : CHRISTIAN COTTET-EMARD ÉVOQUE SA RENCONTRE AVEC JEAN TARDIEU :
Christian Cottet-Emard, dans quelles circonstances avez-vous publié votre livre "Jean Tardieu, un passant, un passeur" ?
— Ce livre est né de deux rencontres avec l'auteur du Fleuve caché, la première en 1988 à l'initiative d'Alain Claude alors directeur du centre culturel Louis Aragon d'Oyonnax et la seconde en 1991 organisée par la revue Le Croquant dirigée par Michel Cornaton.
Connaissiez-vous déjà Tardieu à cette époque ?
— J'ai découvert ses livres sur les bancs du lycée, pendant les cours de maths ! Mais jamais je n'aurais songé à l'éventualité d'une rencontre. Cette idée s'est précisée lorsque, pour des raisons alimentaires, je suis entré dans le journalisme. J'écrivais alors des "papiers" sur les écrivains liés à la région où j'exerçais. Tardieu, natif de Saint-Germain de Joux dans l'Ain, s'inscrivait naturellement dans ma galerie de portraits.
C'est pour rédiger ces articles que vous lui avez rendu visite ?
— Pas du tout. C'est lui qui est venu. Je terminais mes vacances d'été en juillet 1988 lorsque j'ai reçu un appel téléphonique d'Alain Claude m'informant de la venue de Jean Tardieu dans sa maison natale à Saint-Germain de Joux, tout près de chez moi.
J'ai chargé mon appareil photo et sauté dans ma voiture. Je voulais recueillir un entretien mais j'ai préféré laisser Tardieu tranquille dans son inventaire des souvenirs. Je crois qu'il a apprécié cette discrétion qui n'était en fait qu'une certaine forme de timidité ! De plus, il y avait aussi parmi nous Marcel Bisiaux qui tenait durant ces années une chronique, "Gastrosophie", dans la Quinzaine Littéraire. J'étais quelque peu impressionné ! Nous avons fait connaissance et Tardieu, de très bonne humeur, m'a laissé faire toutes les photos que je voulais. Il s'agit d'ailleurs de celles qui figurent dans le livre, à une ou deux près.
Et puis, trois ans plus tard, une nouvelle rencontre ?
— Oui, en juin 1991, toujours dans l'Ain, mais cette fois à Meillonnas chez Michel Cornaton qui habitait la maison où vécut Roger Vailland. Vous voyez, encore une histoire de maison ! Cette demeure était en outre, à cette époque, le siège de la revue Le Croquant. Cette fois, avec l'aide du poète Paul Gravillon, j'ai enregistré un entretien que j'ai publié d'abord dans la revue puis dans le livre.
Votre ouvrage se compose donc de ces différentes contributions journalistiques ?
— En partie, mais revues et corrigées. J'ai aussi ajouté plusieurs petits essais sans oublier, bien-sûr, des textes inédits de Tardieu. C'est après sa mort, en janvier 1995, que l'idée du livre s'est vraiment imposée. L'ouvrage est aussi né d'une colère...
Une colère ?
— J'étais écœuré par les notices nécrologiques bâclées qui émaillaient la presse locale. Quant à la télévision, je préfère ne pas en parler. Les journaux (nationaux) et la radio ont mieux fait leur travail. J'ai quant à moi envoyé un texte d'hommage à Maurice Nadeau et Anne Sarraute pour la Quinzaine Littéraire. C'est après cette publication que l'idée du livre a vraiment pris corps.
D'emblée aux éditions de la Bartavelle ?
— Oui. J'en avais parlé à l'éditeur Eric Ballandras. Au départ, je voulais me contenter d'un texte et de quelques photos, mais Eric Ballandras ne voulait pas faire une plaquette. Il voulait un livre pour sa collection Essais. J'ai rédigé un livre mais ce n'est pas vraiment un essai et encore moins un livre savant. Disons qu'il s'agit d'un livre d'amitié, un portrait littéraire situant l'homme dans sa région natale, le pays du "fleuve caché" pour reprendre le titre du recueil le plus connu de Jean Tardieu ; cette campagne entre l'Ain et le Jura qui constitue le "lieu dit", de la métaphore fondatrice de son oeuvre poétique.
Qu'est-ce qui vous séduit le plus dans cette œuvre ?
— Mon livre s'attache plus au poète qu'au dramaturge. C'est donc sur ce plan que je vous répondrai.
La nature de son oeuvre, comme celle de l'homme, est complexe. Il a joué des contraires. Dans le privé, Tardieu était un homme paisible, installé, qui vivait pourtant une aventure poétique dont les étapes les plus audacieuses l'ont mené jusqu'à des confins que n'aurait pas négligé Henri Michaux.
En plus de la musique mystérieuse de sa poésie, je suis fasciné par cette permanente oscillation entre l'aspiration au confort d'une vie bourgeoise et le désir lancinant d'explorer les limites de notre perception du monde. En cela, Tardieu est, je crois, très proche de nombreux poètes d'aujourd'hui qui ne se reconnaissent plus dans le mythe du visionnaire maudit mais qui ne renoncent pas pour autant à se risquer dans les grandes largeurs, c'est-à-dire dans les grandes questions qui se posent à l'homme depuis les premiers âges. En homme de son temps, Tardieu assume en plus l'héritage d'un siècle, le sien, dont l'incroyable accélération technique multiplie encore la portée de ces questions.
Mais ce n'est encore qu'une facette du personnage.
ÉCOUTER :
Extrait AUDIO (8 : 58) d'un entretien avec Jean Tardieu à Meillonnas (01) en 1991 avec Christian Cottet-Emard.
"La lisibilité de la poésie est-elle un problème contemporain ?"
LIRE :
Un extrait du livre sur le site "lieux-dit" de Serge Bonnery
http://chantiers.org/tardieu.htm
et si vous avez accès à de vieilles piles du magazine Lire, une chronique "La fabrique des mots de Tardieu" , par Aube Lalvée, dans la rubrique "Actualité littéraire", mars 2003.
Photos. n°1 : Jean Tardieu feuilletant un livre de la bibliothèque de sa maison natale (photo © Christian Cottet-Emard). N°2 : Jean Tardieu à Saint-Germain de Joux (photo Christian © Cottet-Emard). N°3 : Jean Tardieu et moi à Meillonnas (photo Sylvette Germain).
17:49 Publié dans Hommages | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : jean tardieu, poésie, théâtre, christian cottet-emard, éditions la bartavelle, jean tardieu un passant un passeur, saint germain de joux, ain, rhône-alpes, blog littéraire de christian cottet-emard, max ernst, pierre schaeffer, club d'essai, radio, debussy, saint-saëns, brahms, mahler, douanier rousseau, rené char, ponge, follain, jaccottet, andré breton, surréalisme, christianisme, lanza del vasto, maison roger vailland, michel cornaton, paul gravillon, meillonnas