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22 mars 2008

Cravates du Rialto

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Tu regrettes aujourd’hui de n’avoir acheté sur le pont Rialto qu’une de ces deux cravates cent pour cent soie avec motifs lion de Saint-Marc et tu décides six mois après de te procurer la deuxième départ en train demain matin de Genève arrivée vers la fin d’après-midi à Santa Lucia

Sur la photo de famille encadrée et fixée au mur des messieurs à moustaches et des dames corsetées te toisent avec sévérité à droite un bambin flou c’est ton grand-père qui a bougé
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On dirait qu’ils sont au courant de ta décision — qu’est-ce que c’est que cette nouvelle lubie mon garçon ? — partir à Venise dans le seul but d’acheter une cravate en soie

Tu n’es pas d’une famille qui part à Venise et encore moins d’une famille qui voyage en train de la Suisse vers l’Italie dans l’idée d’acheter une cravate — est-ce ainsi qu’on t’a élevé ? —

Tu as beau remonter jusqu’au début du dix-neuvième siècle aucun de tes aïeux n’est parti à Venise même si certains d’entre eux venaient de la Suisse du côté de Berne avant de passer dans le Jura français pour descendre jusque dans l’Ain en finissant par y créer une affaire d’ornements de coiffure assurant leur fortune puis périclitant assez tôt

Assez tôt pour que tu ne viennes pas au monde avec une petite cuiller en argent dans la bouche mais juste à temps pour te léguer le dégoût des affaires

Une bonne raison de filer du jour au lendemain vers le pont Rialto où t’attend ton autre cravate cent pour cent soie avec motifs lion de Saint-Marc


© Éditions Orage-Lagune-Express 2008.
Photo 1 : sur le Rialto. © Marie-Christine Caredda.

29 février 2008

La campanule des talus et le fantôme du chevalier

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Elle te dira encore la campanule des talus en défroissant sa petite robe au soleil :

Cette lourde canne en buis qui fut dans ton enfance ton épée de chevalier ne te quitte jamais aux lisières même si tu la laisses dans la voiture avant d’entrer dans l’abbatiale Saint-Michel

De la pénombre où pétille le buisson de veilleuses tu fais surgir une de ces flammes fragile comme la corolle de la campanule

Ainsi attends-tu un signe en ces futaies de pierre mais sans doute en vain si tu ne peux te résoudre à lâcher l’autre canne l’invisible plus résistante que le buis

Que crains-tu ? demande la campanule des talus qui se contente même d’une fissure dans la paroi rocheuse le long du chemin de montagne

Et tu lui répondras : heureuse tu vis de si peu que tu es la plus forte alors en souvenir du « chevalier des jours à venir »* veilleras-tu de ta douce flamme l’ombre inquiète qui se promène auprès de toi avec sa canne en buis ?

* « chevalier des jours à venir » : citation extraite du poème de Pierre Seghers intitulé Paysage pour un enfant à venir dans Poèmes choisis, 1952. (NDA)


© Éditions Orage-lagune-Express, 2008.

08 février 2008

Syndrome du dimanche soir

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On aurait dit des perce-neige les derniers réverbères avant la forêt

La route avait disparu à travers les flocons tu cherchais l’un des vieux épicéas désigné par un camarade de lycée comme celui de sa pendaison ce dimanche de l’année 1975 à 19h

On a presque tous de bonnes raisons de se pendre et d’aussi bonnes raisons de ne pas le faire mais la perspective du lundi fait du dimanche un jour à risque

Tu sais qu’il existe une difficulté technique à se pendre dans un épicéa de quarante mètres de haut à moins d’apporter une grande échelle pour atteindre les premières branches solides (est-ce bien raisonnable ?)

Se compliquer la vie est-ce bien raisonnable le soir même où l’on veut se la simplifier pour toujours en se coltinant une échelle sans compter la route escamotée dans la tourmente de neige ?

Il t’aurait montré un foyard ou même une de ces variétés de pins qui se sont contentés du sol qu’ils ont trouvé sur l’autre versant (arole, ou de montagne à la rigueur) peut-être

À 18h45 on ne sait jamais tu es venu rôder dans le secteur des vieux épicéas secoués par les bourrasques pour en conclure vers 20h :

1) que la route attendrait au moins la nouvelle lune pour réapparaître

2) que le camarade avait sans doute trouvé mieux à faire que de se pendre un dimanche soir de tempête dans un épicéa de deux cents ans en pleine hibernation

3) que la forêt de résineux ne se prête pas à la pendaison

4) que décidément ces réverbères on aurait dit des perce-neige


© Éditions Orage-Lagune-Express, 2008.
Photo © Marie-Christine Caredda