08 octobre 2014
Carnet / De Tchaïkovski, d’un relent de vestiaire, de la haine froide et du déterminisme
Encore la pluie. La musique à mon secours. Retour automnal à Tchaïkovski, un compositeur que je n’ai jamais vraiment quitté depuis mon adolescence, mon enfance puis-je dire, car je m’enchantais déjà tout gamin de Casse-noisette. Ces jours, ce sont les symphonies 4, 5, et 6 par Karajan. Je n’aime ni la personnalité ni l’itinéraire de Karajan, encore moins son autoritarisme mégalomaniaque et sa vulgarité de star mais il faut bien avouer que cet enregistrement EMI classics de 1972 décoiffe. J’oublie donc mon aversion pour ce genre d’individu et me concentre sur la musique, celle des musiciens du Berliner Philharmoniker car ce sont eux plus que leur chef qui font vivre l’œuvre.
De la haine froide
L’autre jour (une parenthèse sans pluie), je marchais dans la rue lorsque les chocs mats d’un ballon qui tape par terre et les cris et vociférations qui vont avec m’ont replongé dans un lointain passé. Je me trouvais tout simplement devant une annexe du collège où j’ai passé quatre des plus mauvaises années de ma vie. Ces bruits de ce qu’on appelle aujourd’hui les séances d’EPS, j’ai réalisé que je les entendais parce qu’un bâtiment situé devant la cour miteuse où avaient lieu les matchs de handball a été démoli, libérant ainsi le son et l’image sur ces cours d’éducation sportive dont je ne comprends pas pourquoi ils sont obligatoires. Les cours de musique sont-ils obligatoires ? Les cours d’arts plastiques sont-ils obligatoires ? Non. Alors pourquoi le sport (qui devrait être en option) l’est-il ?
J’ai déjà parlé de la violence de l’affrontement sans merci que j’ai connu pendant deux ans avec un prof de gym dégénéré devant lequel les plus durs de mes « camarades » de collège pliaient piteusement et face auquel, sans me vanter, je n’ai jamais cédé d’un millième de pouce, quitte à me préparer à me défendre physiquement, ce qui a failli se produire plusieurs fois.
Ma haine jamais éteinte pour cet adjudant pervers ne faisait d’ailleurs que me nourrir et me renforcer. Une véritable réaction en chaîne au cœur d’un réacteur nucléaire ! La haine, c’est justement comme un réacteur nucléaire, cela doit être confiné et refroidi. J’étais déjà conscient à cette époque qu’il me fallait veiller à ne pas me laisser emporter par elle comme un fétu de paille. Si vous laissez s’enflammer votre haine, elle vous allumera comme une torche et vous consumera vous-même de l’intérieur au lieu de brûler vos ennemis. Il faut avoir la haine froide. Elle doit être tapie comme un fauve endormi mais quand même prêt à bondir au bon moment, lorsque l’occasion se présente, si elle se présente. Cette haine me tournait dans le ventre tel ce fameux fauve dans une cage et je n’ouvrais la cage qu’au bon moment, à chaque cours d’EPS en l’exprimant sourdement, froidement, par le sabotage systématique de toute activité et par ma force d’inertie qui allumaient des accès de rage à la fois effrayants et comiques chez cet individu.
Comme dans toutes les guerres ouvertes, il n’y eut pas de gagnants mais ces années d’affrontement sans relâche me firent prendre la mesure de la perversité et de la dangerosité des soi-disant « valeurs du sport » , tout au moins du sport obligatoire. J’ai d’ailleurs une pensée pour quelques-unes de mes camarades (je n’utilise pas de guillemets cette fois-ci), notamment pour deux ou trois petites nanas déjà bien mignonnes mais un peu enrobées qui vivaient un calvaire en EPS parce qu’elles n’avaient pas l’heur d’avoir un de ces corps élastiques et sveltes capables d’adoucir la trivialité du geste sportif en un semblant de chorégraphie. J’étais peiné pour ces gamines mal à l’aise dans leur féminité naissante provisoirement assortie de quelques négligeables kilos en trop les contraignant à des mouvements patauds qui déclenchaient immanquablement la sotte et cruelle moquerie des mieux loties, plus précoces, et surtout des garçons. Comme toujours, où il aurait fallu un peu de tact et de solidarité, ne s’exprimaient que « l’esprit » de compétition et de concurrence, autrement dit le désespérant archaïsme du sport, son fétichisme de l’humiliation et de la domination, sa négation de la diversité humaine, son apologie constante de la violence et du rapport de force comme seules mesures et justifications de la relation humaine et sociale.
Le déterminisme à l’œuvre
Bon, j’ai encore digressé en répétant cette vieille histoire sous l’effet des relents de vestiaire mais ce n’est pas de cela que je voulais parler au départ. Après tout, ces lignes ne sont destinées qu’au carnet et je peux bien radoter à mon aise si ça me chante. La première idée qui m’est venue lorsque je me trouvais face à cette cour annexe de collège désormais visible comme une brèche béante dans mon passé du fait de la démolition de l’immeuble longtemps situé devant elle est d’un autre ordre.
Les lieux où le sport se pratique sont révélateurs du fonctionnement de la société dans un de ses aspects les plus navrants : je veux parler du déterminisme.
En entendant taper le ballon l’autre jour, j’ai pensé à ce qu’étaient devenus plusieurs types de mon âge des décennies après notre passage au collège. J’en connais même certains depuis l’école maternelle et avec le recul de cet âge qu’on appelle l’âge mûr, je me rends compte que le déterminisme a joué à fond. Dans une large mesure, les enfants de patrons sont devenus entrepreneurs, les enfants d’enseignants professeurs, les enfants d’ouvriers et d’employés ouvriers, employés et chômeurs. Les parcours les plus atypiques (au bon comme au mauvais sens du terme) sont surtout le fait des enfants de catégories sociales ayant déjà connu le déclassement et se trouvant de ce fait dans cette nébuleuse de parcours irréguliers et parfois hasardeux qui forment aujourd’hui un nouveau sous-ensemble de la partie inférieure d’une classe moyenne en voie de rétrécissement. Je ne sais pas si les sociologues s’intéressent à cette catégorie de population, je n’ai en tous cas pas eu connaissance d’études à ce sujet.
Le déterminisme ne se limite pas à peser sur le plan social et économique. Il n’attend parfois même pas le passage d’une génération pour exercer sa malédiction.
Je me souviens d’un gamin avec qui j’étais en maternelle et à qui j’avais demandé pourquoi il remplissait de sable des quilles en plastique avec lesquelles nous nous amusions en récréation à mimer les combats à l’épée. « Parce que ça fait plus mal quand on tape avec » m’avait-il répondu en joignant le geste à la parole. Issu d’une famille traditionnelle sans problèmes sociaux ou économiques particuliers en cette époque où le chômage n’existait pas, ce gosse a plongé dès l’adolescence dans la délinquance puis la criminalité (trafics, violences, agressions) avant de mourir prématurément à la suite de toutes sortes d’excès. Je peux aussi témoigner d’un autre cas : un gamin sournois, manipulateur, rompu à l’art de désigner des boucs émissaires, notamment auprès des collégiens d’origine étrangère et en particulier des filles, qui milite aujourd’hui dans un parti d’extrême droite.
Moi non plus je n’ai pas échappé au déterminisme. J’étais marginal à l’école, au collège, je le suis plus encore aujourd’hui. Un marginal de luxe, certes, mais un vrai marginal qui vit agréablement mais à l’écart de nombreux aspects de la réalité sociale. Ceci dit, je n’aurais pas l’indécence de m’en plaindre. C’est un fait, c’est tout.
Face à la nouvelle perspective urbaine ouverte sur cette cour de collège où des jeunes se refilent la baballe pour l’éternité sous le docte regard de quelque prof de gym pas forcément méchant mais champion garant de l’ordre établi de cette nouvelle religion qu’est le sport, je me suis dit que j’étais content d’avoir mon âge et je me suis vite éloigné avec Tchaïkovski dans la tête, histoire de me nettoyer la mémoire. Tchaïkovski, le compositeur du « fatum »...
—> Note : sur le sujet du déterminisme : le film d'Alain Resnais, Mon oncle d'Amérique, en collaboration avec le professeur Henri Laborit, et les livres les plus connus d'Henri Laborit (Éloge de la fuite, La Nouvelle grille).
00:35 Publié dans carnet | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : tchaïkovski, symphonies, musique, carnet, note, journal, prairie journal, écriture de soi, autobiographie, collège, école, enfance, adolescence, blog littéraire de christian cottet-emard, chef d'orchestre, classique, karajan, berliner philharmoniker, éducation physique, eps, sport, gymnastique, ballon, handball, haine, haine froide, violence, réacteur nucléaire, cage, fauve, guerre, affrontement, déterminisme, destin, fatum, marginalité, marge, christian cottet-emard, éloge de la fuite, la nouvelle grille, henri laborit, mon oncle d'amérique, alain resnais
01 mars 2014
Hafner et autres malices
(Nouvelle extraite de mon recueil Dragon, ange et pou, éditions Le pont du Change © Éditions Le Pont du Change, 2012. Tous droits réservés.
En fin d’après-midi, malgré le vent qui se levait, je réussis à envelopper dans une grande bâche le bois que je venais de couper et d’empiler derrière la maison. Les bûches étaient entassées dans deux brouettes, ce qui leur évitait d’être en contact avec le sol et les protégeait de l’humidité. L’air pouvait circuler à travers cette construction bizarre, empêchant la condensation. Je disposai des chaises de jardin au-dessus de l’édifice et un bain de soleil sur le devant afin de maintenir la bâche bien fixée. Le chat qui m’avait observé en clignant des yeux se faufila sous la bâche pour visiter ce qu’il considérait peut-être comme un nouvel abri. Le soir en me couchant, j’entendis le vent qui gagnait en puissance et mon premier souci le lendemain matin fut de vérifier si mon installation avait résisté. La bâche n’avait pas bougé et le vent n’était plus qu’une brise tranquille musardant dans les grands frênes. En jetant un dernier coup d’œil, je décelai un mouvement dans les plis de la bâche. J’appelai le chat qui s’était peut-être installé là-dessous pour sa sieste après une nuit de bamboche. Aucune réaction. Je me baissai, soulevai un coin de la bâche et aperçus non pas le chat mais un petit dragon. Cette découverte me contraria car je n’avais aucune envie de voir traîner cette bestiole sous mon tas de bois et encore moins à proximité de la citerne de gaz distante d’à peine cinq mètres.
Le dragon roulait des yeux apeurés et couina comme un goret lorsque je parvins à le saisir. Alors que je le maintenais à deux mains pour l’immobiliser, il couina de plus belle et cracha du feu mais comme il n’était qu’un très jeune spécimen, la flamme qui sortit de sa gueule était la même que celle de mon briquet Bic. Pendant que je le scrutais sous toutes les coutures, il sembla se calmer. Son corps verdâtre recouvert d’écailles et ses pattes crochues se détendirent lorsque j’entrepris de lui caresser le sommet du crâne. Il était vraiment laid avec sa tête qui ressemblait à celle d’une tortue et tout en continuant de le caresser, je me demandais si je ne devais pas le tuer tout de suite avant qu’il ne devienne un dragon adulte capable de faire sauter tout le quartier en soufflant ses fichues flammes sur ma citerne Garogaz.
Je sais bien qu’avant de concevoir ces craintes, j’aurais dû tout d’abord m’étonner de trouver un bébé dragon sous mon tas de bois mais je suis un homme de cinquante ans. À cet âge, on ne s’étonne plus de grand-chose même si, paradoxalement, le monde paraît de plus en plus étrange, illisible.
Je me souvins d’une vieille cage où avaient vécu quelques générations de hamsters. Je la trouvai rapidement dans le garage au milieu de l’habituel capharnaüm familial. Le dragon ne se laissa pas enfermer de son plein gré mais je n’avais pas d’autre solution en attendant de savoir ce que j’allais faire de lui. Je disposai la cage au milieu de l’évier du sous-sol de manière à ce qu’aucune des flammes qu’il pouvait dégobiller ne puisse atteindre un autre matériau que les barreaux métalliques. Je me serais bien passé de cette complication car je ne suis pas homme à me débrouiller au mieux dans le quotidien.
Avoir tronçonné, empilé et bâché mon bois un jour de grand vent constituait pour moi une réussite considérable qui m’autorisait à envisager l’avenir immédiat sans que survînt un autre problème. Et voilà que je me trouvais avec un petit dragon sur les bras. Maintenant, il couinait sans cesse dans sa cage, peut-être avait-il faim. Je réalisai que j’avais lu pendant toute mon enfance des histoires de dragon sans m’interroger une seule fois sur le régime alimentaire de ces créatures. Le dragon couinait de plus belle en me voyant réfléchir. Malgré sa laideur, il avait un regard très expressif, presque émouvant. J’avais bien envie de l’appeler Fafner mais il était vraiment trop petit. Finalement, je lui donnai le nom de mon ancienne institutrice, Hafner, un beau dragon celle-là. Et s’il avait soif, tout dragon qu’il était ?
Je disposai une coupelle d’eau fraîche dans la cage. Hafner la flaira à plusieurs reprises, leva la tête dans ma direction, flaira encore une fois et lapa tout le liquide avec sa vilaine langue fourchue. L’eau lui descendit dans le gosier avec un drôle de bruit, comme si elle était portée à ébullition. Le dragon baissa la tête et fut saisi de spasmes. Ses flancs gonflèrent et palpitèrent sous ces ailes qu’il agita de manière pathétique. Il rota bruyamment puis expulsa un peu de fumée noirâtre et nauséabonde. Au même moment, j’entendis un bruit de moteur derrière la porte du garage. J’ouvris et me trouvai nez à nez avec le livreur de gaz qui branchait le tuyau de son camion sur la citerne. Je décidai de lui montrer Hafner. Le livreur se pencha sur la cage et dit : « qu’est-ce que c’est ce truc ?
— Un petit dragon, vous voyez bien, répondis-je. Je l’ai trouvé dans mon tas de bois et je me demandais si vous ne pouviez pas, vous qui êtes dans les combustibles, me dire comment je pourrais m’en débarrasser. Cela fait déjà une matinée qu’il est là-dedans et je ne compte pas passer le restant de mes jours en sa compagnie.
— Ça doit vivre dans la terre ces bestiaux-là, réfléchit le livreur. Ça y est, je me rappelle maintenant, j’ai eu un client qui s’est retrouvé avec le même problème.
— Ah bon ? Et comment a-t-il réagi ?
— J’en sais rien. Moi, je livre le gaz et sans vouloir vous commander, faudrait m’enlever ce machin d’ici pendant que je remplis la citerne. C’est pas réglementaire, « aucune flamme vive dans un rayon de trois mètres autour de la citerne » , c’est marqué sur la citerne et en plus, en ce moment, je livre le gaz. Vous voulez tout faire péter ou quoi ?
— Oui, oui, pardon. J’éloigne la cage.
— Si vous voulez mon avis, je crois que ça vit dans la terre ces bestiaux-là...
— Merci, mais votre avis, vous me l’avez déjà donné.
— Attendez, quoi ! Si ça vit dans la terre, ça vient de la terre. Vous me suivez ?
— De très loin, je dois dire.
— Les taupinières, vous y avez pensé aux taupinières ?
— Non, je n’y ai pas pensé. En ce moment, ainsi que vous pouvez le constater, j’ai d’autres soucis que les taupinières. D’ailleurs, je n’ai pas de taupinières sur mon terrain. Et si j’en vois ne serait-ce qu’une seule se former, je monte dans la voiture, je roule dessus et je l’écrabouille aussi sec. À force, ça les dégoûte et elles vont construire ailleurs.
— Chez les voisins par exemple ? observa le livreur en m’indiquant le terrain d’à côté, une véritable Z.U.P. de taupinières.
— Chacun ses problèmes.
— Bien vu, conclut le livreur en rembobinant le tuyau. Moi, je pense que votre dragon, c’est par les taupinières qu’il est arrivé. Il a dû emprunter les galeries et se perdre jusqu’à chez vous. Vous n’avez qu’à le faire partir par le même chemin. Enfin moi, ce que j’en dis... »
Je ruminai cette histoire de taupinières jusqu’à la fin de l’après-midi et je finis par me décider. La Z.U.P. de taupinières appartient à ma voisine, une fille d’une trentaine d’années qui s’est installée dans ce coin perdu du Haut-Jura après une overdose de Paris. Elle vit désormais seule dans cette ancienne ferme qu’elle restaure elle-même de la cave à la toiture.
Au début, lorsqu’elle est arrivée, nous nous sommes regardés en chiens de faïence, notamment un jour où je me suis hasardé à la saluer, avec pour toute réponse de sa part un grognement sourd parfaitement assorti à son visage de bouledogue à qui on aurait volé son os. Les seules touches de féminité dans ce corps de bûcheron canadien perpétuellement enveloppé dans une salopette sont deux yeux d’un bleu pur et deux nattes blondes batifolant au-dessus des bretelles de la salopette. Un autre jour, à la supérette, elle s’est sentie obligée de m’adresser un signe de tête auquel j’ai répondu par un grognement dans la même tonalité que celui qu’elle m’avait adressé la première fois. Elle comprit alors que nous avions un point commun : nous n’étions pas du genre à célébrer la fête des voisins, ce qui sembla la mettre à l’aise.
Depuis, nous nous rendons mutuellement service. Assistance technique et bricolage contre petit secrétariat concernant surtout l’abondant courrier de son divorce. Pendant que son ex reçoit des lettres farcies d’allusions perfides, d’accusations tordues et de menaces voilées chantournées dans la meilleure langue de Molière, mes robinets ne fuient plus, mes radiateurs cessent de gargouiller et la décoration de mon intérieur avance enfin. Tout récemment, ma robuste voisine a monté en deux jours, sous les yeux ravis de mon épouse, la nouvelle cuisine achetée en pièces détachées, débouché les toilettes et terrorisé deux cambrioleurs qui commençaient à s’attaquer à notre porte d’entrée en notre absence. Parfois, nous prenons un verre chez moi ou chez elle en parlant de tout et de rien, le plus souvent de rien d’ailleurs car malgré son jeune âge, elle semble avoir épuisé sa réserve de conversation.
Ce soir de septembre, la lune et le soleil étaient face à face dans le ciel pur et lumineux. On aurait dit qu’ils se saluaient comme des amis en train de se perdre de vue. La voisine posa deux verres à moutarde et une bouteille de bourbon sur sa table de camping. En contrebas de la terrasse en chantier, naissaient les colchiques dans les grands prés. Je regardais cette drôle de fille dans sa salopette blanchie de plâtre remplir les verres lorsqu’elle daigna enfin pencher la tête sur la cage du dragon. « Il est moche, dit-elle.
— C’est un bébé. Nous, on le trouve moche mais sa mère doit le trouver beau.
— Peut-être... »
Un voile assombrit le regard bleu de la voisine. Après un silence pesant, je bus mon verre et dis : « c’est bien à toi le terrain avec les taupinières ?
— Ben oui, j’ai des taupinières et alors ? Qu’est-ce que ça peut faire ?
— Alors, est-ce que je peux relâcher le dragon dans tes taupinières ? Il paraît qu’il vient de là et qu’on peut donc le renvoyer chez lui par le même chemin.
— Ah bon ? Et où c’est chez lui ?
— Je ne sais pas moi, au centre de la terre sans doute... »
La voisine but à son tour et remit une deuxième tournée. Elle me toisa et dit : « qu’est-ce que ça peut faire ? C’est pas notre problème. »
— Eh bien moi, mon problème, c’est de me séparer de ce pensionnaire. En plus, je ne sais même pas comment le nourrir. Quand je lui ai donné de l’eau, il a eu un renvoi qui a empesté le garage. Une odeur...
— Quel genre ?
— Comme quand on pisse dans le feu, si tu vois ce que je veux dire.
— Houla ! »
Elle avait l’air de bien connaître la question. Durant un instant, de manière tout à fait saugrenue, je l’avoue, je me représentai l’impossibilité technique, pour une femme, de pisser dans le feu. Même dans des braises, l’exercice pouvait se révéler périlleux. Elle avait probablement vu son mari s’amuser à ce jeu stupide. À un moment ou à un autre de son existence, un homme finit toujours par céder à la tentation idiote de pisser dans le feu. Mais puisque ma voisine et son ex vivaient à Paris dans une tour avant leur séparation, monsieur ne devait pas trouver souvent l’occasion d’allumer le genre de feu qu’on éteint en pissant dessus. Et si ma voisine était un homme ? Je devais la fixer avec un soupçon d’effroi en élaborant ce scénario car elle s’exclama : « pourquoi tu fais cette tête ? J’ai du noir sur la figure ?
— Non, je pensais juste à quelque chose. Sans importance. Bon, alors, tu me la donnes ou pas, l’autorisation de relâcher ce dragon sur ta parcelle ? À moins que tu ne veuilles le garder ?
— Non merci. Pas d’animaux. Après un mari, ça suffit.
— Écoute, réponds-moi oui ou non car cette bestiole va finir par crever si je passe encore une semaine à réfléchir à son sort. »
Elle haussa les épaules et une bretelle de sa salopette glissa sur son bras, dévoilant un tee-shirt trop grand aux manches si évasées qu’on pouvait distinguer la naissance du sein. Mais cela ne prouvait rien. Elle pouvait très bien être une femme par le haut et un homme par le bas. Elle se resservit une bonne rasade de bourbon et dit : « OK, OK, fais ce que tu veux, qu’est-ce que ça peut faire ? »
— Je trouve normal de te demander l’autorisation. Ce pré, c’est chez toi.
— T’inquiète, je t’autorise. Tiens, en échange, offre-moi un de tes barreaux de chaise. Je ne serai pas perdante. »
Heureusement, mon étui à cigares ne contenait que du Bundle (meilleur rapport qualité/prix dans cette entrée de gamme). J’en décapitai deux avec ma petite guillotine en plastique et cherchai sans succès mon briquet. En mâchouillant son cigare, ma voisine me regardait explorer mes fonds de poche. « Le mien est passé dans la machine à laver ce matin, dit-elle, mais t’inquiète, qu’est-ce que ça peut faire, on a quand même du feu. » Elle plongea la main dans la cage, saisit sans ménagement le dragon, lui appuya sur le ventre et alluma son cigare avec la flamme qu’il cracha en couinant. Elle tira quelques bouffées, grogna « allez, retourne chez toi, casse-toi » et lança le dragon par-dessus la terrasse, en direction des taupinières.
Le pauvre Hafner couina de frayeur, roula dans le pré et s’engouffra dans la première taupinière qu’il trouva. J’allumai à mon tour mon cigare de la manière classique, avec mon briquet retrouvé dans la doublure trouée de ma veste, en pensant à l’étrangeté des mondes de flammes et de ténèbres qui existent sous nos pieds et au-dessus de nos têtes, et à nous qui vivons entre les deux sur une mince croûte de terre. Mais comme dit toujours la voisine, « qu’est-ce que ça peut faire ? »
Photo Dragon empruntée ici chez Éric Poindron
18:18 Publié dans Nouvelles | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : hafner, hafner et autres malices, dragon, ange et pou, christian cottet-emard, éditions le pont du change, droits réservés, lyon, rhône-alpes, france, europe, blog littéraire de christian cottet-emard, littérature, burlesque, humour, mélancolie, voisine, quinquagénaire, maturité, citerne gaz, flamme, hamster, cage, bois de chauffage, bâche, cigare, bundle, fafner, briquet, colchique
16 avril 2013
Le festival Chromatica 2013 en images
De gauche à droite : le claveciniste Olivier Leguay (épinette), le compositeur et violoniste Jaroslaw Adamus, la flûtiste Sophie Misslin (traverso) et la flûtiste Élisabeth Kwiatowski (flûtes à bec)
Le festival Chromatica 2013 vient de se terminer sur sa quatrième édition. La formule retenue (trois jours, trois concerts, dans ce lieu très chaleureux qu’est l’atelier de l’artiste plasticien Jacki Maréchal et de l’artisan encadreur Léo Maréchal à Oyonnax) n’est évidemment pas étrangère à l’agrément de ces riches heures en compagnie de musiciens confirmés et passionnés : le compositeur et violoniste Jaroslaw Adamus, la flûtiste Élisabeth Kwiatowski (flûtes à bec), le claveciniste Olivier Leguay, la flûtiste Sophie Misslin (traverso) et la flûtiste Cécile Roumy (flûtes à bec) . À cette atmosphère conviviale qui s’apparente aux salons de musique d’antan, il faut aussi ajouter l’intérêt de la découverte d’œuvres parfois peu jouées en concert, ce qui constitue l’une des marques de fabrique de Chromatica. Cette année, le pari a été poussé encore plus loin avec une séance consacrée à différents aspects de la musique du vingtième siècle. C’est d’ailleurs sur une conférence proposée par Jaroslaw Adamus que s’est ouvert le festival. Le compositeur a présenté et commenté les œuvres enregistrées sur son dernier disque dont le public a pu écouter des extraits.
Sophie Misslin interprète Cinq Miniatures de Philippe Hersant
Élisabeth Kwiatoswski interprète Big Baboon de Paul Leenhouts
Cécile Roumy
Cécile Roumy (à gauche) et Élisabeth Kwiatowski (à droite) interprètent Une chouette soirée de hiboux d'André Stocchetti. Chapeau !
Olivier Leguay à son épinette
Olivier Leguay (à gauche) et Jaroslaw Adamus
Cécile Roumy
Sophie Misslin
Bouquet final
13:43 Publié dans Musique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : festival chromatica, atelier jacki maréchal, léo maréchal encadreur, oyonnax, ain, rhône-alpes, jaroslaw adamus, violoniste, conférence, logos et sentiment, sophie misslin flûte, elisabeth kwiatowski flûte à bec, olivier leguay clavecin, musique, baroque, musique contemporaine, cecile roumy, flûte a bec, adamus, bach, cage, couperin, hersant, hotteterre, karg-elert, leenhouts, ligeti, de machaut, morley, reboulot, rosse, telemann, blog littéraire de christian cottet-emard