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05 novembre 2014

Centenaire de la Grande Guerre et 11 novembre à Oyonnax :

Pourquoi l’exposition Jours de Guerre 1914-1918 ne sert à rien

« Le colonel n’a plus b’soin d’brosse à dents

il a laissé sa gueule à la bataille »

- Géo Norge -

 

D’où sort-elle cette exposition Jours de Guerre 1914-1918 installée au parc René Nicod à Oyonnax?

Dans un texte introduit par une phrase boiteuse (*) qui aurait valu une heure de colle à un élève de l’école primaire de ma génération, on nous explique sur le site internet de la Ville d’Oyonnax (paragraphe « Exposition jusqu'à fin novembre ») que ces images proviennent des archives photographiques du journal Excelsior tout en précisant de manière pour le moins laconique l’existence d’un livre « dont s’inspire l’exposition » . Une recherche rapide me permet de constater qu’il s’agit certainement de Jours de guerre : 1914-1918, Les trésors des archives photographiques du journal Excelsior, de Jean-Noël Jeanneney, paru en octobre 2013 aux éditions des Arènes. Cela coûtait-il plus cher de le mentionner ? Si le livre en lui-même semble très intéressant, l’exposition constituée d’une sélection de cinquante vues sur les huit cents que contient l’ouvrage me paraît poser problème.  

Alors c’est donc cela la Grande Guerre ? pourrait se demander un  jeune devant les panneaux du parc Nicod. Des soldats qui font « salon de lecture » dans une campagne bucolique (la légende de la photo vaut son pesant de bourrage de crâne:

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« Le salon de lecture : on ne lit peut-être jamais tant qu'au front. Et peut-être jamais mieux ! Dans la forêt, tandis que gazouillent les oiseaux, il fait si bon avoir des nouvelles des civils et apprendre "qu'ils tiennent toujours" ! - Forêt de Laigue (Oise). Photographie publiée le dimanche 30 mai 1915. Photo Caudrilliers Excelsior ».)

N’est-ce donc que cela cette guerre, l’image insolite, presque poétique façon collage surréaliste, d’un aéroplane planté à la verticale sur un boulevard, des scènes de ferveur populaire, un peu de matériel malmené, de la popote, des manœuvres, des mains qui agitent des petits drapeaux, des visages de civils souriant bêtement face au décret de mobilisation générale ? 

Non bien sûr, la guerre ce n’est pas cette guerre-là, esthétisée en photos bien léchées, bien propres. La guerre, la vraie, ce n’est pas cela, parce que, en vérité, la guerre c’est toujours la même chose : les ventres ouverts, les tripes à l’air, les entrailles qui libèrent leur contenu, les têtes et les membres arrachés, les cervelles qui s’écoulent sur les nuques, la boue de cadavres où s’enfoncent les bottes, les fontaines de sang (relisons Ernst Junger, Maurice Genevoix, Jean Giono, Blaise Cendrars). Un seul vers grinçant du poète Géo Norge résume mieux la guerre à lui seul que l’exposition présentée à Oyonnax : « Le colonel n’a plus b’soin d’brosse à dents, il a laissé sa gueule à la bataille » .

Cette horreur, on ne s’étonne pas que l’exposition ne la montre pas et qu’elle soit tout juste capable de la suggérer presque à son insu. La guerre a toujours intérêt à ce qu’on la minimise, sinon, on trouverait beaucoup moins de monde pour y aller. Le pouvoir, tous les pouvoirs, ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui, le savent très bien. 

La cinquantaine de photos sélectionnées (je n’ai pas vu les autres et il serait intéressant de savoir à quel niveau et sur quels critères cette sélection a été établie) sont pensées, cadrées et fixées pour éviter le sujet, pour ne pas parler de l’épouvantable ampleur du massacre qui scella le premier effondrement de la civilisation au début du vingtième siècle, suivi du second vingt ans plus tard, pour le plus grand profit des barons et capitaines d’industrie de tous bords. Si cette exposition est inutile, ce n’est pas tant parce qu’elle est composée de photos d’une presse désuète (le journal Excelsior déjà disparu en 1940) mais parce que ces photos sont livrées dans l’espace public au regard des passants sans analyse et sans autres commentaires que les légendes lénifiantes de l’époque. 

Il s’agit là d’un problème qui concerne le contexte dans lequel est placée l’exposition, celui du centenaire de la Grande Guerre qui ne donne lieu à Oyonnax qu’à des célébrations aussi pompeuses que vides de réel contenu didactique. Nous ne sommes une fois de plus que dans la communication et le folklore. L’exposition est dénuée de toute ambition pédagogique pouvant déboucher sur une vraie dénonciation de l’esprit guerrier alors qu’on voit hélas de nos jours revenir les vieilles lunes du nationalisme et du militarisme, deux maladies mortelles toujours prêtes à envahir de nouveau les esprits et qui, notons-le au passage, sont déjà à l’œuvre dans l’hystérie sportive contemporaine.     

Sur la cinquantaine de photos reproduites, à peine trois ou quatre parviennent à évoquer timidement l’horreur de la guerre, la plus explicite étant celle du mariage d’un soldat qui n’a plus de mains et dont la légende nous informe qu’il a aussi perdu la vue. Soulignons-le, cette image est la plus violente de toutes, à condition toutefois de ne pas passer trop vite devant car la scène est si bien composée qu’on ne remarque pas tout de suite la mutilation. 

Dans la majorité des autres images, la guerre est présentée comme un désordre pittoresque, parfois comme une sortie entre copains, une sorte de colonie de vacances pour maris englués dans la routine civile et familiale. Ces photos d’une presse de l’époque déjà confrontée à ses vieux démons (la mise en scène de la réalité, la langue de bois, l’inféodation à l’idéologie dominante) illustrent au moins une chose : cette volonté manifeste de ne pas décrire l’atroce réalité de la guerre ou alors, quand c’est inévitable, de manière biaisée et tendancieuse. 

Espérons au moins que cette exposition sera vue par des élèves accompagnés de leurs enseignants. S’ils font leur métier, ils pourront apprendre aux jeunes à déchiffrer ces images qui édulcorent, mentent par omission, servent la soupe patriotique. Sans ce déchiffrage, ce décodage, cette exposition restera purement anecdotique, inutile, comme le furent les kermesses commémoratives du mois de novembre de l’an dernier  qui ne donnèrent lieu à aucun recul historique, à aucune mise en perspective des enjeux économiques et idéologiques guerriers avec leurs prolongements de nos jours, à aucune réflexion sur l’abjection des guerres et sur l’impérieuse nécessité d’expliquer leur ignominie à la jeunesse. 

Sans cet ultime recours, ce sera une exposition pour rien, une gesticulation parmi d’autres, tout au plus du spectacle, de l’illustration, de l’emballage sans contenu, en un mot, de l’esbroufe dont la ville d’Oyonnax, dans sa frénésie d’affichage tous azimuts et à tous propos, abuse un peu trop souvent là où l’on se contenterait de plus de mesure, de plus de profondeur et de moins de clinquant.

Christian Cottet-Emard

(*) Erreur corrigée tout récemment sur le site d'Oyonnax. Il n'en reste plus que deux : on écrit « Les images témoignent de l'omniprésence du conflit » et créé en 1910, ce quotidien... (Note ajoutée sur ce blog le 6 novembre 2014).

22 août 2014

Jean Pérol et les cœurs véhéments

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La Djouille, de Jean Pérol, roman, éditions de la Différence, 272p., 20 €. Parution 21 août

Noir, poignant, ironique, rageur, hanté par le deuil impossible des bonheurs et des beautés fugaces, le dernier roman de Jean Pérol prend aux tripes et frappe fort sur les nouveaux conformismes.    

Encore à peu près épargné par les vilaines morsures du temps et de l’expérience, le jeune et provincial Fabien, lycéen, aide dans de menus travaux domestiques un professeur âgé, revenu de ses voyages et de ses illusions bien amoché. L’un est à l’aube de sa vie, l’autre au crépuscule mais cela n’empêche pas une amicale connivence de s’installer, bien au contraire puisque finalement, le terme de « crépuscule » désigne la lueur céleste visible avant le lever du soleil ou après son coucher.

La rapide montée en puissance de la narration de ce superbe et dérangeant roman baigne dans cette atmosphère qu’on dit parfois « entre chien et loup » . Autour des deux hommes (l’art du romancier finit par nous faire douter de qui est l’ombre de l’autre) gravitent des personnages eux aussi distribués dans les deux catégories de ces canidés auxquels l’humanité se plaît parfois à s’identifier. Ajoutons à ce bestiaire la dimension féline du caractère féminin et observons alors la cruauté, la naïveté, l’amertume, le désespoir, la résignation et, soudain, en une épiphanie, en « une poignée de jours en flammes dans une énorme obscurité » comme l’écrivait le poète Jean Tardieu, l’épisode fugace d’un bonheur aussi vite épanoui et fané que l’éclosion d’une fleur filmée en accéléré.

En une construction narrative dans laquelle le passé douloureux que le professeur tente d’enfouir remonte en surface au contact du présent du lycéen, l’écran de ce théâtre d’ombres se déploie, si l’on ose dire, sur plusieurs fronts.

Le premier est celui des dernières nuits festives du personnel d’ambassade dans un Afghanistan en proie à la révolution et à la guerre où le professeur déjà las du vieil Occident s’est résolu jadis à vivre sa double expérience culturelle et amoureuse de l’arrachement. Sur le second front, celui d’une retraite campagnarde cévenole (dont on pourrait dire qu’on y « sommeille tant ») et que le jeune Fabien est prêt à quitter pour un amour au-dessus de sa condition, le vieux professeur n’est plus acteur mais spectateur impuissant du drame puis de la tragédie qu’il voit s’annoncer.

La mécanique infernale du déterminisme social s’agence inexorablement, condamne toute utopie, broie toute espérance. Il suffit qu’un de ces coups de tête dont sont coutumiers les jeunes hommes blessés se transforme alors en un coup de sang pour que le rideau tombe, noir, si noir, sur la scène où tout est bien sûr joué d’avance.

L’amour, le départ, la fuite, le retour sont autant de chemins dont le professeur est revenu sans pouvoir en révéler les impasses et les chausse-trapes au lycéen. Ils habitent tous deux une province livrée au doute et à la nostalgie où l’on devient vieux de plus en plus jeune, une nation minée par le retour d’un conformisme pire que celui qui précéda l’artificielle et courte embellie des trente glorieuses.

La Djouille est non seulement le roman des amours congelées sur la « face nord glaciale du grand mythe féminin qu’on nous a construit dans le siècle » mais encore l’implacable inventaire des utopies modernes qui tournent en cauchemars et finissent dans la djouille, l’équivalent afghan du caniveau. Dans ce second exercice, l’ironie lucide de Jean Pérol frappe très fort et ne manquera pas de faire grincer les dentitions blanchies et parfaitement alignées des jeunes générations élevées à la tisane bio du politiquement correct. Rien de l’hygiénisme forcené de « l’époque (qui) vous a à l’œil » n’est épargné : les ligues de vertu revues aux goûts du jour avec « les nouvelles chaisières vengeresses du rabougri, encore plus coincées aujourd’hui que celles de nos églises hier » , le sexe pour le sexe, « le foutre façon hygiène. Aussi trompeur et fastidieux que le vrai jogging  » , le sport « Ah le sport, cette fadaise mondiale, ce pseudo-militarisme obligatoire, cette scie, ce poison du siècle ! »

Gardons nous cependant de rester sur ces seuls constats dans notre lecture. Comme tous les amples romans parcourus par le souffle de la littérature, le dernier opus de Jean Pérol ne se résume pas au simple regard critique, aussi acéré soit-il, d’un auteur sur son époque, car on y puise aussi une forte empathie en faveur des éternels perdants, ceux de la grande histoire et de la petite, toutes deux cruelles pour les cœurs véhéments.

Christian Cottet-Emard

Et à propos du dernier recueil de poèmes de Jean Pérol : ici

 

21 juin 2014

Lettre aux otages

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Mais je ne veux surtout pas vous faire la morale. Je serais mal placé pour le faire car moi aussi, comme vous, j’emploie parfois de manière impropre le mot otage, par exemple lorsque le Tour de France, comme cela se produit pour la deuxième fois dans ma commune, m’interdit de sortir de chez moi pendant une journée. Cet événement qui, vous l’aurez deviné, n’en est pas un pour moi, perturbe mes habitudes et ma liberté de circuler. Il arrive fréquemment que d’autres courses cyclistes locales confisquent quelques temps l’espace public et produisent les mêmes effets déplaisants sur ma liberté de me déplacer. J’en conçois à chaque fois une violente colère au point de me sentir pris en otage tout en sachant très bien qu’il n’en est rien pour la simple et bonne raison que je n’ai pas le canon d’une arme à feu sur la tempe avec je ne sais quel drapeau déployé derrière moi. Il serait sans doute intéressant de demander à celles et ceux à qui c’est arrivé leur avis sur ce glissement sémantique permettant désormais au mot otage de désigner des personnes aux habitudes et aux déplacements contrariés par un mouvement de grève, fût-il « impopulaire » ou « corporatiste » ainsi qu’on qualifie aujourd’hui systématiquement cette forme d’action sociale qui, doit-on hélas encore le répéter, n’est confortable ni pour les usagers ni pour les grévistes.

Il est désespérant et inquiétant de devoir rappeler de si solides évidences mais il y a une raison à cette entreprise d’effacement de la mémoire et de perversion de la langue française orchestrée par des gens qui ne sont pas vos amis, contrairement à ce qu’ils prétendent toujours avec emphase au nom du Peuple, de la Démocratie, de la Liberté, de l’Égalité et de la Fraternité. Ces gens qui sont donc vos ennemis (n’ayons pas peur des mots même s’il n’est pas agréable d’avoir des ennemis) n’ont aucun souci égalitaire ou fraternel. Quant à la seule liberté à laquelle ils aspirent c’est celle d’entreprendre avec la condition expresse que le peuple, tout le peuple, vous et moi, y travaille avec eux mais surtout pour eux au plus bas prix possible. Cela, vous le savez bien. N’y aurait-il pas ici matière à vous sentir otages ? Non, vous ne le pensez pas, et là encore, il y a une raison pour que vous vous refusiez de le penser.

C’est que vous vous croyez du bon côté, du côté de celles et ceux qui ont encore un emploi, qui bouclent encore les fins de mois même si c’est de plus en plus dur, du côté de celles et ceux qui achètent encore des voitures (certes pas bien grosses et souvent d’occasion), du côté de celles et ceux qui ont encore un petit ou moyen grade, un petit ou moyen indice, une petite ou moyenne responsabilité et même une petite ou moyenne entreprise. Vous vous croyez donc suffisamment du bon côté, du côté de celles et ceux qui sont encore dans la course (et non pas, du moins pas encore, du mauvais côté, du côté où tant d’autres tombent chaque jour en silence et pourtant sous vos yeux comme sur un champ de bataille où l’on finit par ne plus voir qu’une chose : « je n’ai pas encore été touché, je suis encore debout, je vais y arriver, tant pis pour les autres, pour ceux qui flanchent, c’est de leur faute, ils n’avaient qu’à être meilleurs, plus forts, plus rapides, plus performants, plus motivés, plus disponibles, plus, plus, plus...). Eh bien ce n’est pas cela « être du bon côté » . C’est ce que vous vivez et à quoi vous vous adaptez en finissant même par vous persuader vous-mêmes que cela vous plaît, que cela vous épanouit, que cela vous stimule et peut même vous enrichir, mais non, vous vous trompez, vos ennemis vous trompent avec beaucoup de finesse en vous faisant croire, du haut de leurs tours d’acier et de verre, au fond de leur fauteuils moelleux, que vous êtes avec eux du bon côté, du côté des gagnants, même si c’est aux étages inférieurs et que même à votre petit niveau vous partagez les mêmes buts, comme dans une équipe sportive, tous unis et solidaires dans un noble challenge ! Foutaise ! Baratin ! Arnaque! Propagande ! Vous n’êtes pas idiots, vous savez bien au fond de votre âme qu’il n’en est rien, que c’est une illusion, un leurre, un mirage, mais vous voulez encore y croire car sinon vous craignez de ne plus vous aimer en vous regardant dans le miroir.

Pourtant, désolé de vous le répéter, vous n’êtes pas du bon côté. Je vais vous dire qui est du bon côté : celles et ceux qui peuvent solder du jour au lendemain leurs comptes en banque en dollars et partir très vite et très loin si tout va décidément trop mal. Ce n’est pas votre cas ? Alors, vous n’êtes pas du bon côté, et là, pour le coup, oui, d’une certaine manière, vous pouvez vous considérer à juste titre comme des otages.

S’il vous plaît, ne vous trompez pas d’ennemi. L’ennemi, votre véritable ennemi, c’est aussi l’ennemi des mots, celui, sans visage et pourtant bien réel, bien vivant, bien incarné, qui truque le sens des mots et qui s’ingénie avec beaucoup d’adresse à les faire glisser de leur sens propre à leur sens figuré. Exemple du mot « otage » employé au sens propre : « Les terroristes prennent les gens en otages » . Exemple du mot otage employé au sens figuré : « Les grévistes prennent les usagers en otages. » C’est efficace et facile à faire mais un peu de bons sens et un petit temps de réflexion suffisent à éventer ce vilain tour de passe-passe. On ne peut être otage que de quelque chose d’hostile, d’illégal, pas d’une grève qui est une action pacifique et légale. Une grève peut certes vous embêter et vous stresser dans vos déplacements déjà pas faciles et dans vos vies compliquées et fatigantes, nul ne le conteste.

Vous vous doutez bien que vos ennemis ont tout intérêt à ce qu’il existe des grèves qui n’embêtent pas grand monde, des manifestations « bon enfant » , des cortèges « qui se dispersent dans l’ordre » ainsi que l’écrivent les journalistes, si l’on peut appeler cela écrire. Mais quand ce n’est pas le cas, lorsque les grèves ne sont pas « bon enfant » c’est-à-dire quand elles dérangent, vos ennemis ont intérêt à s’arranger pour introduire les mots du terrorisme comme le mot otage dans la langue pacifique de la grève.

C’est alors un jeu d’enfant d’installer dans ce qui reste de « temps de cerveau disponible » l’idée que la grève est une forme de terrorisme puisqu’elle « prend les gens en otages » ! Vous souffrez dans vos boulots, vous galérez dans les transports, vous voulez vite rentrer chez vous. Ce n’est pas la grève qui vous inflige ces tourments, ce sont ceux qui œuvrent en haut lieu en permanence à son déclenchement et non pas les grévistes !

Ne vous trompez pas d’ennemi car vous pourriez le regretter ainsi que l’Histoire du vingtième siècle l’a déjà prouvé, notamment lorsque, sous prétexte de crise financière, le droit de grève a disparu pour laisser place, dans un pays qui vous est sans cesse cité en exemple aujourd’hui, au droit des grandes entreprises industrielles de guerre d’employer des esclaves en toute légalité. Le vent ou plutôt la tempête de l’Histoire est certes passé, on dit que l’Histoire ne se répète pas mais ont sait aussi qu’elle bégaye parfois. Que feraient aujourd’hui les entreprises géantes si,  comme par le passé, on leur donnait légalement le droit d’interdire toute grève et d’employer des esclaves ? J’ai ma petite idée sur la réponse. À vous de réfléchir à la vôtre lorsqu’une grève vous met en colère, ce qui est bien compréhensible mais ne doit pas pour autant vous faire oublier que vos ennemis, les vrais preneurs d’otages, veillent toujours.

Je parlais tout à l’heure des ennemis des mots, des falsificateurs de la langue, car c’est toujours par là qu’ils commencent, par le truquage puis par la confiscation de la parole. Alors oui, dites-le, la grève vous emmerde ! Mais ne dites pas qu’elle vous prend en otage car ainsi, vous faites le jeu de vos ennemis et, plus grave encore, de ceux de vos enfants.

Christian Cottet-Emard 

 

P S : au début des années 80 du vingtième siècle, alors que se mettait en place le vaste mouvement de régression sociale qui continue de monter en puissance aujourd’hui,  je me souviens d’avoir regardé une émission politique à la télévision où l’invitée était Arlette Laguiller de Lutte Ouvrière. Je ne suis pas encarté dans ce parti ni dans aucun autre, je ne suis pas un militant, je ne suis pas un ouvrier ni même un travailleur au sens où la société l’entend, mais j’ai toujours en mémoire ce qu’Arlette Laguiller a répondu à des petits jeunes (un peu plus jeune que moi à l’époque — j’avais une vingtaine d’années) qui la taquinaient sur son ton solennel (le fameux « travailleurs, travailleuses » !) en se permettant même de lui déclarer qu’ils trouvaient son discours « un peu dépassé » en cette fin du vingtième siècle où les syndicats commençaient à se laisser enfermer dans le piège du « partenariat » alors que leur rôle est d’agir en contre-pouvoir, de manière musclée s’il le faut, pour entretenir le seul équilibre qui fonctionne dans l’organisation sociale : le rapport de force. Elle avait répondu calmement à ces jeunes naïfs qu’ils étaient bien mal barrés s’ils se berçaient de l’illusion d’une société capable de s’organiser autrement et qu’elle était prête à en reparler avec eux dix ou vingt ans plus tard... Au moins sur ce plan-là, la suite lui a hélas donné raison, sans doute au-delà de ce qu’elle voyait venir.