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18 décembre 2020

Carnet / Qui a peur de l’autobiographie ? (3)

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Lisbonne, 2013

(Extraits de mon essai sur l’autobiographie)

Première partie à lire ici.

Deuxième partie : là.

 

Qui ne s’est pas entendu dire un jour, notamment dans l’enfance et l’adolescence : on ne te demande pas ton avis, ce n’est pas ton cas personnel qui compte, tu ne vas pas raconter ta vie... Et qui n’a pas intégré au plus profond ces injonctions au point d’y souscrire en les reformulant sans y réfléchir vraiment : je ne cherche pas à parler en mon nom, mon avis n’a pas d’intérêt, ce n’est pas que je veuille raconter ma vie mais... Mais quoi au fait ?

 

Mettre notre individualité en veilleuse est la première et principale injonction que nous recevons du groupe dès le début de notre socialisation, et cela depuis la nuit des temps. C’est l’implacable loi tribale que l’évolution de chaque civilisation module selon ses besoins et ses croyances. Même en Occident, les notions d’individu et de vie privée relèvent de la modernité. Signer une œuvre et en revendiquer la propriété est une pratique récente (quelques siècles) dans l’histoire de la création artistique occidentale.

 

C’est ainsi que nous en arrivons à l’autobiographie, cette œuvre caractéristique de la modernité dont l’auteur est la matière et qu’il signe en tant qu’individu unique et irremplaçable tout comme son expérience. L’individu, la vie privée, la signature, l’être unique et irremplaçable sont les victoires de l’Occident y compris dans sa dimension religieuse chrétienne. Pour les croyants, Dieu voit et regarde chacun ; et chacun a une relation personnelle avec Dieu, ce qui est une idée cruciale, si j’ose dire, y compris pour l’agnostique qui écrit ces lignes, parce que l’auteur de l’autobiographie réalise qu’il est digne d’être lu, regardé, que ce soit sous le regard divin ou humain.

 

Voilà qui explique une partie des réticences exprimées de nos jours plus encore qu’en d’autres époques à l’encontre de l’autobiographie, ce péché contre l’humilité, ce défi au collectif. En effet, quoi de plus orgueilleux voire de plus arrogant que de prétendre créer et plus encore, dans une certaine mesure, se créer ! Comment une telle prétention, une telle impudence, ne pourraient-elles pas heurter de front tout système de pensée et toute culture hostiles à la notion d’individualité ? De ce point de vue, l’autobiographie a eu et a toujours beaucoup d’ennemis, même au sein de la civilisation occidentale lorsque celle-ci a connu les effondrements des deux guerres mondiales mais aussi, de nos jours, dans l’Occident qui doute, ou pire, qui se prend lui-même en détestation, ce qui constitue encore une menace d’un nouvel épisode d’effondrement.

 

Mais laissons là les digressions et revenons au sujet par une anecdote.

 

J’avais il y a quelques années fait lire à une connaissance un petit ensemble d’articles sur Marguerite Duras que j’avais publié dans le Magazine des livres. Il m’avait été reproché d’employer la première personne du singulier pour décrire mon approche de Duras et de ce fait, de me mettre en scène. Ce reproche m’est parfois adressé lorsque je choisis ce type de narration dans mes chroniques, notamment dans mes collaborations pour la presse. Je me tiens souvent à ce choix parce que je trouve cet angle plus vivant que cette pseudo objectivité dont on nous rebat sans cesse les oreilles et qui n’aboutit le plus souvent qu’à des textes calibrés, lisses et bien ennuyeux.

 

Comme disait Federico Fellini, « Je suis toujours autobiographique, même si je me mets à raconter la vie d’un poisson. »

(À suivre)

© Éditions Orage-Lagune-Express

 

18 mai 2020

Carnet / Qui a peur de l’autobiographie ? (2)

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Porto, juin 2015

La défiance vis-à-vis de la littérature autobiographique se nourrit de préjugés politiques et psychologiques. J’évoquerai les premiers dans le billet d’aujourd’hui et les seconds dans une autre publication dans quelques jours.

Cette défiance s’inscrit dans ce que j’appelle les nouveaux conformismes qui ne sont que la répétition à l’opposé des anciens selon des successions de cycles plus ou moins longs facilement comparables à des effets de mode. De la mode, ces usages de prêt à penser ont la futilité. Sans en dresser un inventaire fastidieux à travers les siècles, on peut se contenter d’observer la période révélatrice comprise entre l’avant et l’après mai 68.

Le genre littéraire autobiographique a toujours existé, seul diffère le regard porté sur lui au gré des différents contextes historiques et sociaux.

Avant la grande libération de parole qui a caractérisé mai 68, s’exprimer à titre individuel, donner son opinion, raconter sa vie, se raconter, relevait de prérogatives voire de privilèges consentis à une élite intellectuelle et artistique vaguement considérée comme excentrique. Pour le commun des mortels, la norme et les usages dictaient la discrétion et la mesure dans l’expression de soi, ce qui conduisait l’individu à se brider lui-même pour éviter de se détacher du groupe. Dans la société encore très corsetée de l’époque, cette exigence était considérée comme une forme élémentaire de civilité voire de politesse.

Le pli était donné dès la socialisation des enfants, en famille, notamment dans les milieux bourgeois, puis sur les bancs de l’école. Il suffit de regarder les photos de classe de ces années pour mesurer le poids de conformisme qui s’abattait sur les visages de la plupart des écoliers. Ce n’était certes pas grand-chose en comparaison des décennies précédentes où les sourires étaient presque toujours absents de ces photographies scolaires, l’atmosphère s’étant déjà un peu détendue au début des années soixante.

J’étais à l’école primaire privée Sainte Jeanne d’Arc d’Oyonnax au milieu de ces années et je me souviens que nous avions parfois le droit d’évoquer rapidement une expérience personnelle lors des leçons de morale qui tenaient lieu d’instruction civique. En dehors de ces brèves parenthèses, on était prié de garder pour soi toute idée, réflexion, humeur ou émotion ne relevant pas de la sphère collective. Il en allait évidemment de même dans le monde des adultes.

Le grand soir vite remisé au magasin des accessoires, mai 68 ouvrit tout de même une fenêtre dans la valorisation de l’expression personnelle. Dans l’enseignement comme dans les entreprises, l’individu était encouragé à donner son point de vue, ce qui n’était plus vécu par la hiérarchie comme une impolitesse ou une inconvenance mais comme une volonté positive de s’impliquer avec plus d’enthousiasme et de spontanéité dans l’action collective.

C’est à ce moment qu’apparut en littérature ou tout au moins dans l’édition la vogue du témoignage ouvrant à nouveau la voie sur les différentes formes d’écriture autobiographique qui donnèrent encore plus tard des sous-genres tels que l’autofiction. Cette dernière contribua très vite à déconsidérer de nouveau l’autobiographie renvoyée une fois de plus à son insignifiance supposée.

Du point de vue politique, la frustration provoquée par l’échec du grand soir convergea en une radicalisation des courants idéologiques révolutionnaires ou simplement réformistes, lesquels ayant d’abord cru pouvoir tirer parti d’une libération du discours populaire spontané, finirent par renvoyer cette parole individuelle à l’inutile et méprisable expression du narcissisme petit-bourgeois désigné comme une entrave à la contestation et à la lutte contre l’ordre établi qui venait de se reconstituer en se contentant de lâcher un peu de lest.

En littérature, l’écriture de soi faisait désormais plus que jamais l’unanimité contre elle en étant aussi bien rejetée par l’ordre bourgeois que par le dogme révolutionnaire. La boucle était bouclée et cette vision fait aujourd’hui consensus.

On n'admet d’un auteur qu’il choisisse de puiser dans sa vie le matériau de ses livres qu’à la condition que son vécu individuel s’inscrive dans le courant du grand récit collectif ou dans la défense et l’illustration des valeurs en vogue, de préférence politiquement correctes ou correspondant aux standards de la posture rebelle qui remplace de nos jours la véritable action subversive.

Cette pression morale qui fait peser tant de suspicion sur l’autobiographie est tout à fait dans l’air du temps. Elle a même produit un conditionnement psychologique dont je décrirai certains aspects dans quelques jours, en suite des deux premières parties de cette série.

 

(À suivre)

Première partie à lire ici.

 

01 mai 2018

Carnet / Mai 68 : du bateau ivre à la galère

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Dans ma vie provinciale d’enfant choyé et bien protégé, le tumulte et le désordre de la politique ne me parvenaient que très atténués, comme assourdis par l’enclavement d’Oyonnax blottie au milieu de sa vallée qu’on n’avait pas encore eu l’idée ridicule d’appeler la Plastic vallée. J’avais en revanche bien compris que les enfants scolarisés dans l’enseignement public n’allaient pas en cours en raison des grèves alors que nous autres, dans le privé, ne pouvions bénéficier de ces vacances extraordinaires. À l’école Jeanne d’Arc, maîtres et maîtresses n’évoquaient évidemment pas les événements de mai dans leurs classes. mai 68,blog littéraire de christian cottet-emard,évocation,souvenir,carnet,note,journal,christian cottet-emard,prairie journal,politique,galère,bateau ivre,révolution,crise des missiles de cuba,concile vatican 2,vingtième siècle,oyonnax,haut bugey,ain,rhône alpes,france,école jeanne d'arcIls devaient probablement se contenter d’en parler au moment  des récréations pendant que nous étions occupés à nous bagarrer, à nous disputer nos billes d’agate ou de terre colorées ou à participer au concours de celui qui pisse le plus loin ou le plus haut. Ce concours perdit les faveurs des concurrents le jour où le champion du jet en hauteur fut disqualifié non pas par un compétiteur qui lui eût ravi son titre mais par une brise malicieuse qui lui doucha durablement son honneur, son prestige et sa blouse d’écolier. Lorsque je pense à mai 68, j’avoue que ce souvenir cocasse est plus présent dans mon esprit que le contexte politique de l’époque. Évidemment, les jeunes des grandes classes et surtout ceux qui étaient au collège ont sans doute vécu plus en conscience ces événements.

 

Lorsque je discute aujourd’hui de mai 68 avec des personnes qui ont dix ans de plus que moi, voire plus, je mesure l’écart de perception, surtout quand je relativise le bilan de ce coup de fièvre, ce qui déclenche de vives réactions, notamment de la part de celles et ceux qui sont nés à la fin de la seconde guerre mondiale et qui étaient personnellement investis dans le mouvement. Ils ont connu l’ancien monde dont les gens comme moi, nés à la fin des années cinquante, n’ont vu que les derniers vestiges. L’ambiance dans la société avait déjà changé même s’il fallait encore attendre que sautent les derniers verrous ainsi que cela se produisit en mai 68. Avant cette insurrection, deux autres événements avaient déjà modifié le contexte : le dénouement positif de la crise des missiles de Cuba (1962) et le concile Vatican II (commencé en 1962 et terminé en 1965). J’ai écrit dans mon livre Prairie journal que je me considérais comme le rejeton de Vatican II, de la crise des missiles et de mai 68, les trois épisodes qui ont en commun de s’être déroulés pendant mes années d’écoles maternelle et primaire dans la décennie 1960. Lorsque j’ai pris conscience de cet héritage et que je l’ai étudié en entrant dans l’âge adulte, je me suis aperçu qu’en classant ces événements par ordre d’importance, mai 68 n’arrivait à mes yeux qu’en troisième position. L’explication est simple : premièrement, j’ai vécu dans la crainte de la guerre nucléaire une grande partie de ma jeunesse ; deuxièmement, je me suis toujours senti proche de la culture chrétienne bien que n’ayant pas la foi. En revanche, je n’ai jamais éprouvé de grand intérêt pour la politique, ce qui fait qu’aujourd’hui encore, je ne peux parler de mai 68 qu’avec beaucoup de distance critique. Je n’en mésestime et sous-estime pas pour autant la portée et l’influence, je pense simplement que la crise des missiles, Vatican II et mai 68 sont à mettre en relation pour analyser et comprendre le mode de pensée et le rapport au monde qui prévalait jusqu’à nos jours dans les grandes démocraties occidentales. Je crois aussi qu’une page est en train de se tourner, notamment avec le recul du niveau de culture générale de base, la fragmentation du rapport à la spiritualité et surtout, hélas, le retour du religieux dans sa forme la plus archaïque, obscurantiste et violente du fait de l’influence active et pernicieuse d’une religion radicalement étrangère et hostile à la pensée et au mode de vie de l’Occident. Ceci dit, pour rester au plus près du thème de mai 68, je crois utile de préciser quelques points afin de bien montrer que je ne suis pas de ceux qui prétendent en liquider l’héritage puisque ce dernier, dans ses aspects négatifs, a tendance à se liquider tout seul. Je préfère pour l’instant prendre en considération les effets positifs en rappelant le contexte de l’époque.

 

Avant mai 68, il faut reconnaître que la société était bloquée à bien des égards, notamment pour les jeunes. Filles et garçons vivaient dans une atmosphère encore empreinte de rigidité sociale et de puritanisme qui ne leur laissait guère de perspectives malgré la formidable élévation du niveau de vie et de connaissance. Peu écoutés et peu pris au sérieux, les jeunes passaient directement du statut de gamin au statut d’adulte le jour où ils étaient admis à voter (à 21 ans), à travailler et à fonder une famille. Pour les jeunes femmes, y compris celles qui intégraient le monde du travail dans un contexte d’inégalité, notamment salariale, l’horizon se limitait au mariage et à la maternité qui consacraient l’entrée officielle dans l’âge adulte. Pour les jeunes hommes, ce passage était encore retardé par le service militaire obligatoire. Pas moyen d’être considéré comme un adulte avant d’avoir sacrifié à ce rite d’un autre âge. Pour les grands adolescents qui étaient déjà de jeunes adultes sans être considérés comme tels, le slogan Sois jeune et tais-toi résumait bien la vision que la société aveugle et sourde à leurs aspirations nouvelles leur renvoyait d’eux-mêmes, ce qui ne pouvait que créer un cocktail de frustrations explosif, une bonne affaire pour certaines forces politiques d’opposition qui n’étaient pas toutes bien intentionnées sur le plan démocratique.

 

Aujourd’hui, cinquante après, la patine du temps s’est déposée sur un mouvement insurrectionnel qu’il était encore tout récemment question de commémorer de manière officielle (!) ce qui indique que l’esprit ancien combattant va parfois se nicher là où on ne l’attendait guère ! Les médias qui évoquent actuellement mai 68 adoptent souvent un angle qui privilégie une vision nostalgique voire pittoresque plus ou moins fondue dans l’imagerie de la jeunesse turbulente de l’époque avec ses chansons, sa musique, ses slogans et sa littérature. Il faut pourtant se rappeler que mai 68 n’était pas qu’un monôme d’étudiants. Parmi les courants politiques qui traversaient le mouvement, certains étaient très violents et volontiers partisans d’instaurer des régimes soi-disant révolutionnaires sous lesquels il ne ferait pas bon vivre aujourd’hui. Rien que dans ma petite ville éloignée de tout, certains meneurs de groupuscules d’extrême gauche heureusement minoritaires se vantaient d’avoir établi des listes noires de personnes à éliminer localement en cas de Grand Soir. Lorsque j’aborde ce point avec des amis poètes et écrivains plus âgés que moi et qui furent engagés à des degrés divers, non seulement dans les défilés mais encore dans les émeutes, j’ai bien du mal à garder mon calme lorsque je les écoute évoquer certains épisodes en arborant le genre de sourire attendri qu’on affiche lorsqu’on parle du bon vieux temps. Je pense notamment à un ami auteur qui me décrivait comment, avec son groupe, ils s’étaient discrètement postés à l’entrée d’un cantonnement de CRS pour attendre leur retour des manifestations afin de les caillasser à coup de lance-pierres dont les munitions étaient de gros boulons de métal. Parmi ces gens qui sont désormais de paisibles retraités pas si mal traités que cela par un État qu’ils jugeaient jadis policier mais qui, en pleines Trente Glorieuses, leur permit tout de même de mener d’assez bonnes carrières professionnelles, j’en connais encore beaucoup qui ont du mal à s’émouvoir aujourd’hui à la vue de policiers qui reçoivent des cocktails molotov dans leurs voitures, qui se font lâchement attaquer par des bandes de voyous en embuscades et agresser à leur domicile. Lorsqu’on parle à ces mêmes personnes de la casse lors des émeutes, des arbres coupés, des voitures détruites et de l’ampleur des dégâts matériels, on s’entend répondre qu’il ne s’agissait justement que de matériel. Peu leur importe que les bagnoles incendiées n’étaient pas celles des grands bourgeois capitalistes bien à l’abri dans leurs vastes demeures mais celles du populo qui ne possédait pas de garage ! Eh oui, le détail est mesquin mais la Révolution a ses trivialités...        

 

Nous pouvons tous aujourd’hui dresser un bilan de mai 68 à l’aune de nos opinions politiques, de nos utopies et de notre vision du monde personnelle. La mienne admet volontiers que les sociétés démocratiques ne peuvent le rester qu’à la condition d’un rapport de forces admissible entre pouvoirs et contre-pouvoirs. L’un des aspects positifs de mai 68 fut à mon avis d’entériner de fait ce modèle de rapport de forces qui permet un fonctionnement relativement équilibré des démocraties, aussi imparfaites soient-elles.

 

Le bilan n’est pas pour autant mirobolant. Mai 68 n’a pas libéré que des énergies positives. Dans son essence et sa théorie, le mouvement s’adressait à l’intelligence, à la créativité, au désir d’épanouissement individuel et collectif, à l’aspiration à une vie moins bornée, moins étriquée, à la foi en ce que l’humanité peut donner de meilleur. Beaucoup n’ont hélas pas compris le message et l’ont interprété comme la liberté de dire et de faire n’importe quoi. En chaque utopie somnole le chaos. En cinquante ans de pensée soixante-huitarde, nombre d’utopies ont rapidement fané en formant lentement un terreau favorable aux prémices du chaos vers lequel la société occidentale se jettera si elle ne réaffirme pas ses fondamentaux et si elle continue à se dénigrer elle-même. Les problèmes que nous connaissons aujourd’hui et que nous désignons par le terme de crise (crise économique, crise environnementale, crise identitaire, crise migratoire, crise des banlieues, société en crise) trouvent tous à divers degrés leur origine dans les dérives d’une pensée soixante-huitarde détournée, récupérée, dévoyée. L’un des exemples le plus frappant et le plus précoce de ce dévoiement fut la fulgurante capacité du capitalisme le plus dérégulé à se saisir de cette pensée qui lui était pourtant hostile afin de la détourner à son profit avec une redoutable efficacité. Un tel paradoxe fut rendu possible en raison de la fragilité d’une pensée et d’une vision du monde à la fois immatures et dogmatiques. C’est ainsi que les grandes entreprises se sont dotées d’opulents services de communication dirigés par d’anciens soixante-huitards rameutant les vieux tubes pop et rock contestataires de leur jeunesse enfuie au service de luxueux spots publicitaires pour des produits d’énergie, de finance et d’équipement. Ils se sont non seulement embourgeoisés, ce qu’on ne saurait leur reprocher, mais encore transformés en promoteurs efficaces de ce qu’ils vomissaient dans leurs jeunes années. Ils contestaient violemment un système qui n’a eu aucun mal à les recycler parce que leurs aspirations politiques ne reposaient que sur des illusions et des rêves de surcroît plutôt conventionnels, une ressource dont notre monde marchand est friand et dont il sait très bien se servir.

 

Cette ironie du sort ne doit cependant pas masquer les effets positifs de mai 68. Il faut reconnaître que le meilleur bilan du mouvement apparaît dans le domaine social. Sur ce plan, les progrès sont incontestables. Il est bon que les employeurs dont la pente naturelle est d’exploiter les employés au maximum soient réfrénés dans leurs ardeurs par une résistance organisée et par une opinion publique puissante comme il est également bon que les contestataires soient conscients de la nécessité de ne pas tomber dans l’émeute aveugle et le chaos. C’est une affaire de limites à ne pas franchir dans les deux camps, ce que j’aime appeler un équilibre de la peur.

 

Poursuivons avec le bilan, bien moins positif sur le plan culturel. L’énergie et la spontanéité créatives libérées par mai 68 dans le domaine des arts et des lettres furent rapidement récupérées voire canalisées par la politique. La gauche fit de la culture son pré carré et, une fois au pouvoir, ouvrit les vannes du tout culturel d’où émergea le multiculturel dont les funestes effets se mesurent clairement aujourd’hui. En ce domaine aussi, l’enfer est toujours pavé de bonnes intentions mais il y a plus préoccupant. Aujourd’hui, le secteur culturel baigne toujours dans l’héritage de mai 68 dont il est l’un des derniers bastions. Les postes clés dans les arcanes de ce système assez opaque pour le grand public sont encore majoritairement tenus par des soixante-huitards figés dans leur vision d’un monde qui ne se décide toujours pas à évoluer dans la direction qu’ils souhaitent. Nombre d’entre eux sont issus d’une bourgeoisie et d’une culture classique occidentale qu’ils renient et avec laquelle ils n’ont toujours pas réglé leurs comptes, ce qui les conduit à user de leur influence et de leur pouvoir de décision pour promouvoir tout ce qu’ils jugent et croient conforme à leurs illusions révolutionnaires perdues. C’est ce processus qui mène aujourd’hui du niveau national au plus modeste échelon local à la promotion de nombreux sous-produits de divertissement de masse hissés au rang de créations artistiques. Pour ne donner qu’un exemple de la forme la plus caricaturale de ce que l’industrie du tout culturel et du multiculturel parvient à vendre au grand public comme de la création artistique subversive alors qu’il ne s’agit de rien d’autre que de marchandises de grande consommation aux dates de péremption déjà dépassées depuis longtemps, on peut citer entre autres le rap. Limités aux aléas du divertissement populaire, ces phénomènes de déclassement culturel seraient négligeables s’ils ne s’accompagnaient pas de leur dimension idéologique et c’est ici que nous retrouvons maintenant les effets des dérives de la pensée soixante-huitarde dans ses ultimes soubresauts.

 

Frustrés de leur Grand Soir jamais advenu, parfois culpabilisés par leur embourgeoisement et constatant à grand peine que la mayonnaise de leurs idées les plus extrêmes et les plus fumeuses ne pouvaient pas prendre dans une société encore bien ancrée (y compris les classes populaires) dans la stabilité des bonnes vieilles habitudes matérialistes et individualistes, les soixante-huitards et surtout leurs pâles rejetons (Nuit debout et compagnie) ont cherché d’autres causes nettement moins estimables à défendre que celles des ouvriers et du petit peuple, classes sociales plus préoccupées à juste titre par une amélioration jamais évidente de leurs conditions de vie et de pouvoir d’achat que par les horizons aussi radieux qu’improbables d’une révolution appelée à refaire un monde qui n’en demande finalement pas tant. Pour toute une génération activement politisée à gauche et à l’extrême gauche qui arrive maintenant dans les 70 ans ou plus, la pilule est amère et l’époque pénible. Pour toutes ces personnes, il est compliqué de faire le deuil d’un système de pensée et de valeurs qui s’est durablement installé dans le déni des maux qui nous affectent depuis au moins le 11 septembre 2001. Quand on a construit une vie  intellectuelle et sociale entière sur un tel système, il est difficile de reconnaître à l'automne de la vie qu'on s'est trompé sur presque tout. Pour la génération intermédiaire, celles et ceux qui n'étaient encore qu'enfants en 68 et qui sont moins politisés bien qu'étant de sensibilité centre-gauche, l’adaptation à la réalité est moins problématique. C’est la raison pour laquelle, personnellement, je me réjouis d’être né trop tard pour avoir pris le risque d’être embarqué dans cette galère aux apparences de bateau ivre que fut, à mon avis, mai 68.

Photos : à l'école primaire Jeanne d'Arc (détail de photo de classe) et souvenir de jeu de billes (photo devant un détail de la fresque représentant le parc Nicod à Oyonnax.