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01 février 2020

Conseils aux auteurs locaux

Un deuxième tome de mes chroniques humoristiques sur la condition d'auteur paraîtra dans l'année. Le premier tome intitulé Tu écris toujours ? avait été publié en 2010 aux éditions Le Pont du change où il est encore disponible. Le Magazine des livres de l'époque avait publié la totalité de ces chroniques sous forme de feuilleton illustré. Voici un épisode de ce second volume.

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Si vous voulez mon avis, et même si vous ne le voulez pas, il faut absolument éviter de devenir un auteur local. J’en profite au passage pour préciser que mes conseils s’adressent aussi aux femmes car la vie sur la planète Terre est suffisamment compliquée pour que j’en rajoute une couche en m’imposant d’écrire « il faut éviter de devenir un (une) auteur (e) local (e). Et ne me parlez pas d’écrivaine ou pire d’autrice alors que nous n’arrivons pas à prononcer poétesse en public sans nous couvrir de ridicule.

Le ridicule qui, comme chacun sait ne tue pas, peut quand même envoyer un écrivain au tapis, l’un des moyens les plus sûrs pour l’infortuné plumitif étant de se retrouver dans la peau de l’auteur local. Tel est votre cas ? Je le savais. Comment ? Je l’ai lu dans la presse locale elle aussi, et je l’ai vu dans les rayons de la bibliothèque municipale où vos livres sont tous marqués du signe de l’infamie, souvent une petite étiquette d’un vert bien fluorescent pour que personne ne puisse ignorer votre déchéance. Sur l’étiquette, on peut lire la mention AUTEUR LOCAL en lettres capitales noires au cas où la bibliothèque serait fréquentée par une écrasante majorité de daltoniens en attente d’une double opération de la cataracte.

Sans vouloir vous affoler, je dois juste vous dire qu’il vaut mieux découvrir un poulet sans tête dans votre lit, boire à votre insu un philtre de désamour contenant de l’extrait de lombricompost lyophilisé, parler le grec ancien d’une voix gutturale dans votre sommeil alors que vous n’avez fait que Lettres modernes ou attraper le mauvais œil lancé par vos anciennes conquêtes  bien décidées à vous pourrir la vie en recourant à la science du Professeur Onvatataké, Grand Marabout au travail rapide et soigné (départ immédiat et définitif de l’être aimé) avec effet garanti sans facture au bout d’un certain temps, plutôt que de subir la malédiction d’être étiqueté auteur local.

Comment en êtes-vous arrivé là ? Vous avez forcément commis une erreur, même infime, allons, cherchez bien, dans votre âge tendre par exemple. N’auriez-vous pas, dans la fleur de vos seize ans, envoyé un service de presse de votre premier recueil de poèmes à un localier lui-même poète à ses heures et président de l’Amicale pétanque le reste du temps ? À moins que vous n’ayez trouvé plus judicieux d’en offrir aussi un exemplaire à la bibliothèque municipale ? J’en étais sûr, cela commence toujours ainsi une carrière d’auteur local. Après, impossible d’arrêter la machine infernale et hop, emballé c’est pesé, une étiquette verte ! Auteur local un jour, auteur local toujours !

Allons, allons, ne vous morigénez pas outre mesure, vous étiez dans l’adolescence, le temps des erreurs de jeunesse. Ah bon, un peu plus vieux ? Quel âge ? Ah, tout de même... Euh... Eh bien disons que l’erreur est humaine, même dans la force de l’âge. Finalement, on peut dire que vous avez su rester jeune. Au fait, vos poèmes, chez qui les avez-vous publiés ? À compte d’auteur à l’époque où vous avez fait valoir vos droits à la retraite ? Alors là, évidemment, difficile de faire plus auteur local. Je me trompe ou vous le faites exprès, juste pour me contrarier ?

Qu’importe, je vous soupçonne de bien pire car ce n’est pas au vieux sage qu’on apprend à faire des grimoires. N’auriez-vous pas laissé traîner une petite chose régionaliste dans ce piège redoutable qu’est le fonds local de la bibliothèque municipale ? Je pense à un opuscule qui fleure bon l’érudition et le terroir comme une monographie sur la construction et la rénovation du dernier four banal dans le hameau de Corneille-en-Désert après l’exode rural ou, par exemple, un machin intitulé La crise de l’artisanat oyonnaxien du peigne et de l’ornement de coiffure au temps de Charles le Chauve.

On s’amuse comme on peut mais sachez que le fonds local d’une bibliothèque se comporte comme une plante carnivore. La victime est attirée, emprisonnée puis digérée. La seule différence entre l’insecte et le livre de l’écrivain local, c’est que si ce dernier connaît un jour le succès avec un chef-d’œuvre, l’opuscule oublié dans un rayon poussiéreux peut être tout aussi rapidement restitué par le piège alors que  l’auteur n’en a plus du tout le désir.

Je conseille donc au jeune écrivain prématurément choyé par la bibliothèque de sa bourgade qui se réjouit d’une première reconnaissance en tant qu’auteur local de privilégier la littérature orale en pratiquant l’heure du conte pour les bambins et la conférence Terres de contrastes pour leurs arrière-grands-parents car, ne l’oubliez pas, vos paroles s’envolent mais vos écrits, pour le meilleur et pour le pire (surtout le pire), restent.

 

27 août 2019

Un vieux libraire

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Une des rares dont j’évitais pourtant de traverser le parc était une belle demeure habitée par un libraire. Enfant, je fus longtemps aussi intrigué par cet homme routinier que par sa maison dont les contours, côté rue, semblaient s’estomper à travers le feuillage d’un énorme saule pleureur qui existe encore aujourd’hui. Côté parc, la bâtisse était agrémentée d’une belle terrasse reliée aux allées de gravier par un imposant escalier de pierre. Chaque jour, je voyais le libraire manœuvrer sa Renault 16 pour entrer et sortir de son garage. Jamais je ne l’ai vu ouvrir le grand portail donnant sur la rue. Sans doute accédait-il directement à sa résidence par une porte du garage. Parfois, je voyais sa haute et maigre silhouette s’attarder sous le saule pleureur qui n’était jamais taillé. L’arbre inquiétant semblait absorber l’homme comme sa maison. Lorsque je passais à sa hauteur, je saluais le libraire. Il répondait le moins possible. Il était toujours vêtu d’un costume sombre dont la veste était boutonnée sur un gilet bordeaux et une chemise à rayures fines au col fermé par une mince cravate noire. Un imperméable vaguement gris recouvrait le tout tandis qu’un petit chapeau aux bords étroits complétait le tableau.

 

Le gamin que j’étais trouvait un certain prestige à cet homme austère et distant. Il était pour moi un homme du livre, je trouvais qu’il ressemblait plus à un écrivain qu’à un libraire. Inconsciemment, je confondais les deux métiers. Je savais pourtant bien que ces deux activités étaient différentes. C’était la fiction qui était déjà à l’œuvre dans mon esprit. Je me faisais un roman de ce libraire et de sa maison. Sa vie réglée, sa R16, son saule pleureur géant, ses costumes impeccables et désuets, sa morne silhouette dans le clair-obscur des lampadaires, sa petite librairie en centre ville, tout cela m’impressionnait.

 

De nombreuses années plus tard, lorsque je publiai à vingt ans mon premier recueil de poèmes intitulé Demi-songes chez feu José Millas-Martin à sa douteuse enseigne des Paragraphes Littéraires de Paris, une mésaventure liée à mon jeune âge et à mon ignorance des usages de l’édition que je raconte en détails dans ce texte, le libraire du boulevard exerçait encore dans sa boutique du centre ville. Ayant très vite mais trop tard compris que j’allais devoir diffuser et distribuer le recueil moi-même, j’entrai dans le magasin pour demander au libraire s’il acceptait de prendre en dépôt quelques exemplaires. Lorsque je lui expliquai qu’il s’agissait de poésie, il soupira et m’invita à prendre la porte. Derrière ses lunettes mal nettoyées, j’avais quand même eu le temps de lire dans son regard le mépris et l’amertume de l’homme qui hait la jeunesse parce que la sienne s’est envolée depuis longtemps.

 

En entrant dans cette librairie poussiéreuse et jaunâtre avec mes Demi-songes sous le bras, je croyais trouver en la personne du maître des lieux le personnage de roman que mon imagination d’enfant avait créé de toutes pièces. En sortant, je laissai derrière mois un être banal, un vieil homme las et hostile.

 

Aujourd’hui, lorsque je cède encore à la tentation mortifère de m’aventurer quelques instants sur le boulevard pour jeter un coup d’œil du côté de la maison perdue, je longe la demeure du libraire, vendue elle aussi, mais où le saule pleureur étend toujours ses immenses ramures.

 

Extrait de Boulevard de l'enfance, un chapitre de mon livre Prairie Journal (pages 428 à 434) © Éditions Orage-lagune-Express, 2016. Droits réservés. Pour les oyonnaxiens, ce livre est disponible en prêt à la médiathèque municipale.

 

12 décembre 2013

Boulevard de l'enfance

 

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Cette dégradation du lieu longtemps considéré comme un beau quartier où il faisait bon vivre me console de n’avoir pas pu reprendre la maison qui abrita une partie de ma famille depuis le début du vingtième siècle. Je peux certes me réjouir de n’avoir pas perdu la maison de famille où je vis aujourd’hui dans le Jura mais cela ne m’empêche pas d’avoir les tripes tordues et les jambes qui se dérobent lorsque je m’approche d’un peu trop près du portail de la maison du boulevard. Jusqu’à mon adolescence et même encore plus tard, le monde se limita pour moi à cette propriété et à ce quartier. J’en évoque la terrible perte dans ce texte et indirectement dans cet autre.

Pour moi-même et les autres enfants qui vivions dans cet univers protégé qu’était le boulevard, la mitoyenneté permettait de circuler sans risque d’un jardin à l’autre. Peu de voisins y trouvaient à redire et cette mitoyenneté qui tourne aujourd’hui au cauchemar pour beaucoup de monde se vivait d’autant plus harmonieusement que les propriétés étaient toutes vastes. Comme les autres enfants, je connaissais tous les passages à emprunter lorsque l’idée me prenait d’escalader un muret, une grille ou des haies de buis pour quelques escapades dans les parcs et les jardins des voisins. La plupart d’entre eux me connaissaient et sur mon itinéraire, le même que celui emprunté par les chats, je faisais souvent halte chez une vieille dame qui me donnait des nougats. Son mari s’était suicidé avec son pistolet personnel parce que ses affaires marchaient mal et depuis ce jour funeste, elle habitait seule dans sa grande maison donnant sur les ateliers de la petite entreprise familiale ainsi qu’étaient constituées presque toutes les propriétés du boulevard, y compris celle de ma famille où l’on s’occupait de peigne et d’ornements de coiffure puis d’injection et enfin de confection de maroquinerie en plastique.

Après les massifs et les haies de buis de la vieille dame, on venait aisément à bout d’un mur recouvert de tuiles rouges pour accéder au parc d’une haute demeure où vivait un homme surnommé « Gueule en or » parce qu’il s’était fait implanter des dents en or dans dans toute la mâchoire. Très colérique, Gueule en or proférait d’innombrables jurons dès qu’il avait une contrariété, notamment lorsqu’il entretenait sa pelouse et ses arbres fruitiers. Cela pouvait durer dix ou quinze minutes d’affilée si bien que dès que le festival commençait, mon arrière-grand-mère m’ordonnait de rentrer si elle me voyait circuler dans les parages. Dès qu’elle avait le dos tourné, je sortais sur le balcon de la chambre où j’étais momentanément consigné afin de pouvoir, depuis ce poste d’observation idéal, me régaler de la prodigieuse variété du vocabulaire ordurier de Gueule en or. Une fois l’orage dissipé, mon arrière-grand-mère me rendait ma liberté.

La traversée du parc de Gueule en or effectuée au pas de course, il fallait encore franchir quatre ou cinq autres propriétés avant d’arriver chez mon camarade d’enfance qui se déplaçait en fauteuil roulant parce qu’il était myopathe. Sa maison était aussi dotée d’un parc où trois grands cèdres débordaient sur la voie ferrée qui longeait toutes les demeures du boulevard. L’un de nos jeux préférés consistait à disposer le fauteuil roulant en haut d’une petite côte que nous dévalions le plus vite possible en poussant des cris d’indiens, mon camarade assis et moi debout sur les marchepieds. À l’arrivée, je devais soulever mon camarade afin de l’installer à nouveau dans son fauteuil car nous en avions bien sûr été brutalement éjectés. Pour nous reposer de cet exercice, nous nous préparions à assister à l’attraction du quartier. Mon camarade avait un gros chat blanc nommé Flocon. Tous les jours à la même heure, Flocon apparaissait sur le bord de la fenêtre et, après avoir soigneusement pesé le pour et le contre, s’élançait dans le vide depuis le premier étage pour se réceptionner sur un gros massif de buis taillé. Avec mon camarade, nous allions aussi fouiner dans les entrepôts de la fabrique de boutons de son père, située juste à côté de la maison, pour faucher les boules de résines multicolores destinées à être coupées en rondelles prêtes à garnir les vêtements.

Parfois, mon camarade recevait d’autres enfants avec qui je n’avais guère d’atomes crochus. Un jour sinistre, à cause d’une bête partie de monopoly à laquelle je refusai de participer en raison de mon absence de goût pour les jeux de société, je choisis de m’éclipser. Dans l’escalier, j’entendis la voix de la mère de mon camarade me réprimander pour mon impolitesse. Aujourd’hui encore, je déplore cette disposition particulière de mon caractère qui me conduisit à ne jamais remettre les pieds chez lui à la suite de cet incident. Nous nous revîmes une dernière fois dans nos vingt ans lorsque, par un hasard extraordinaire, nous nous retrouvâmes face à face quelques instants dans la même chambre d’hôpital, moi pour un bobo, lui pour la phase finale de sa maladie.

Histoire de revenir aux années d’enfance dans ce quartier du boulevard, je voudrais encore mentionner une des rares propriétés dont j’évitais de traverser le parc. Il s’agissait d’une belle demeure habitée par un libraire. Enfant, je fus longtemps aussi intrigué par cet homme routinier que par sa maison dont les contours, côté rue, semblaient s’estomper à travers le feuillage d’un énorme saule pleureur qui existe encore aujourd’hui. Côté parc, la bâtisse était agrémentée d’une belle terrasse reliée aux allées de gravier par un imposant escalier de pierre. Chaque jour, je voyais le libraire manœuvrer sa Renault 16 pour entrer et sortir de son garage. Jamais je ne l’ai vu ouvrir le grand portail donnant sur la rue. Sans doute accédait-il directement à sa résidence par une porte du garage. Parfois, je voyais sa haute et maigre silhouette s’attarder sous le saule pleureur qui n’était jamais taillé. L’arbre inquiétant semblait absorber l’homme comme sa maison. Lorsque je passais à sa hauteur, je saluais le libraire. Il répondait le moins possible. Il était toujours vêtu d’un costume sombre dont la veste était boutonnée sur un gilet bordeaux et une chemise à rayures fines au col fermé par une mince cravate noire. Un imperméable vaguement gris recouvrait le tout tandis qu’un petit chapeau aux bords étroits complétait le tableau. Le gamin que j’étais trouvait un certain prestige à cet homme austère et distant. Il était pour moi un homme du livre, je trouvais qu’il ressemblait plus à un écrivain qu’à un libraire. Inconsciemment, je confondais les deux métiers. Je savais pourtant bien que ces deux activités étaient différentes. En fait, c’était la fiction qui était déjà à l’œuvre dans mon esprit. Je me faisais un roman de ce libraire et de sa maison. Sa vie réglée, sa R16, son saule pleureur géant, ses costumes impeccables et désuets, sa morne silhouette dans le clair-obscur des lampadaires, sa petite librairie en centre ville, tout cela m’impressionnait.

De nombreuses années plus tard, lorsque je publiai à vingt ans mon premier recueil de poèmes intitulé Demi-songes chez feu José Millas-Martin à sa douteuse enseigne des Paragraphes Littéraires de Paris, une mésaventure liée à mon jeune âge et à mon ignorance des usages de l’édition que je raconte en détails dans ce texte, le libraire du boulevard exerçait encore dans sa boutique du centre ville. Ayant très vite mais trop tard compris que j’allais devoir diffuser et distribuer le recueil moi-même, j’entrai dans le magasin pour demander au libraire s’il acceptait de prendre en dépôt quelques exemplaires. Lorsque je lui expliquai qu’il s’agissait de poésie, il soupira et m’invita à prendre la porte. Derrière ses lunettes mal nettoyées, j’avais quand même eu le temps de lire dans son regard le mépris et l’amertume de l’homme qui hait la jeunesse parce que la sienne s’est envolée depuis longtemps. En entrant dans cette librairie poussiéreuse et jaunâtre avec mes Demi-songes sous le bras, je croyais trouver en la personne du maître des lieux le personnage de roman que mon imagination d’enfant avait créé de toutes pièces. En sortant, je laissai derrière mois un être banal, un vieil homme las et hostile. Aujourd’hui, lorsque je cède encore à la tentation mortifère de m’aventurer quelques instants sur le boulevard pour jeter un coup d’œil du côté de la maison perdue, je longe la demeure du libraire, vendue elle aussi, mais où le saule pleureur étend toujours ses immenses ramures.

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