Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

11 février 2025

Le mainate

l'ange curieux,nouvelles,le mainate,magnétophone,éditions orage lagune express,christian cottet-emard,humour,fantastique,recueil de nouvelles,oiseau,mainate

Un soir, lors de mes lamentables débuts dans la vie professionnelle, à la fin des années 1970, je traversai le hall d'entrée de l'institut médico-éducatif après une longue journée de travail suivie d'une interminable réunion. Il devait être près de vingt-trois heures. Le hall désert était à peine éclairé par les enseignes indiquant les issues de secours. La flamme d'une bougie disposée à côté d'une cage recouverte d'une étoffe noire vacilla à mon passage pendant qu'une voix émanant d'un petit magnétophone posé à proximité de la cage répétait inlassablement « bonjour, je m'appelle Coco, bonjour, je m'appelle Coco » . Je soulevai doucement le tissu noir.

 

Un mainate posé sur son perchoir tourna la tête et me jeta un regard sévère. Chaque soir, le malheureux oiseau se tapait quarante-cinq minutes de la voix enregistrée du directeur : « Bonjour, je m'appelle Coco, bonjour, je m'appelle Coco » . Le directeur espérait que l'infortuné mainate finirait un jour ou l'autre par apprendre à répéter « bonjour, je m'appelle Coco » .

 

Quand je quittais l'institut tard le soir, je ne pouvais m'empêcher de rendre visite au mainate qui ne prenait même plus la peine de bouger en me voyant. Il se contentait de me présenter son profil droit où luisait son petit œil méfiant. Je brûlais d'envie de presser le bouton stop de ce satané magnétophone mais je n'osais pas. Je n'étais déjà pas à ma place dans ce travail pour lequel je n'arrivais pas à comprendre ce qu'on attendait de moi, alors prendre une initiative dans de telles conditions...

 

Maintenant que je suis à la retraite, enfin délivré de tous les emplois dans lesquels je n'ai rien fait d'autre que vendre mon temps pour de l'argent, je sais que j'aurais dû non seulement appuyer sur stop mais encore écrabouiller ce magnétophone d'un coup de talon ou le confisquer pour le jeter dehors dans la première poubelle. Hélas, on n'a jamais vu un type de soixante-cinq balais remonter le temps pour aller donner des conseils au gamin qu'il était à dix-huit ans.

 

J'avais signé pour neuf mois dans cet institut en tant que candidat élève éducateur et il fallait aller jusqu'au bout puisqu'on ne me virait pas. J'attendais donc la fin du contrat, la fin de la journée de travail, la fin du mois pour la paye et en particulier la fin de ces réunions auxquelles participait parfois le directeur. Je ne comprenais rien de ce qui s'y disait et je restais silencieux en me demandant si je ne pouvais pas en profiter pour aborder le directeur au moment où il se levait pour regagner son bureau. Je lui aurais ainsi parlé du mainate et du traitement déplorable qu'il infligeait chaque soir à la pauvre bête.

 

Après tout, le directeur était un homme en apparence posé et réfléchi mais chez qui j'avais aussi décelé un comportement fuyant et un peu ironique. Un jour, usant d'un ton très administratif, il avait informé les équipes éducatives d'une étrange décision.

 

Elle concernait un homme déjà d'un certain âge, une figure locale, un marginal qui construisait des cabanes dans la forêt toute proche de l'institut et qui se promenait dans le secteur tout nu ou moulé dans une sorte de justaucorps en disposant au préalable des pancartes pour avertir les promeneurs de sa présence. Il se faisait appeler « le Serfin » et se définissait comme un « pré-animal » . À ce titre, il s'estimait fondé à construire une nouvelle cabane non loin de l'enclos des poneys appartenant à l'institut. Il avait adressé une demande écrite au directeur qui avait lu la lettre au personnel avec un petit sourire  aux lèvres et avait donné son autorisation. Dans sa lettre, le Serfin expliquait qu'en tant que pré-animal, il avait vocation à s'offrir en cadeau à l'institut médico-éducatif, ce qui n'engageait bien sûr que lui.

 

Cette anecdote peut sembler amusante et j'en aurais peut-être moi-même souri à l'époque si je n'avais pas eu à subir en plus d'une très mauvaise expérience professionnelle, notamment les trois premiers mois suivant mon embauche, d'incessants et abusifs dépassements d'horaires assortis de suppressions de jours congés, le tout en contradiction totale avec ce qui avait été prévu dans mon contrat de travail. Le jour où je fis discrètement courir la rumeur selon laquelle j'allais alerter la section syndicale de l'établissement, le directeur me convoqua. Je crus qu'il allait me virer mais il n'en fit rien. Il se contenta de me muter dans une équipe au sein de laquelle les horaires et les congés étaient respectés. J'honorai donc laborieusement mon contrat jusqu'à la fin, au mois de juin.

 

Le dernier jour, j'étais d'après-midi. Au moment de partir, vers 21 h, j'entendis un raffut qui venait de dehors. Les poneys s'étaient tous échappés de leur enclos et galopaient autour de l'institut comme dans un western. Quelques éducateurs tentaient de les arrêter mais les poneys étaient entraînés par Iago, le plus grand d'entre eux, noir comme l'ébène, un animal ombrageux et haut sur pattes qui ressemblait plus à un cheval qu'à un poney.

 

J'étais si excédé à l'idée de passer une minute de plus dans l'institut que, laissant tout le monde se débrouiller avec les équidés en goguette, je m'installai tranquillement au volant de mon Ami 6. Ce travail que je quittai sans regret avait eu au moins le mérite de me permettre de financer les leçons de mon permis de conduire et l'achat de la vieille berline Citroën.

 

En démarrant, j'eus une pensée pour le mainate à qui je n'avais pas rendu visite depuis quelques jours. La dernière fois, il avait daigné tourner la tête vers moi, émis un gloussement suivi d'une modulation bizarre et avait dit « couillon » . Ne l'ayant jamais entendu parler, pas même répéter «  bonjour, je m'appelle Coco » , j'en avais conclu que cet oiseau n'avait pas pu prononcer ce mot. J'avais dû mal comprendre.

 

Les décennies ont passé et me voilà enfin à la retraite dans ma maison à la campagne. Je rencontre parfois des gens qui me demandent d'un air navré si ce n'est pas trop dur, si je ne trouve pas les journées trop longues et si je ne songe pas à devenir bénévole dans une association, à quoi je réponds que la retraite, j'attendais cela depuis ma première journée à l'école maternelle, rien que pour voir leurs têtes de drogués du turbin.

 

Cet été, il fait très chaud et je dors la fenêtre ouverte. Il m'arrive encore de rêver au boulot, comme cette nuit au cours de laquelle j'ai entendu un frottement d'ailes au dessus de mon lit. Un oiseau s'est perché sur la commode.

 

Salut, c'est Coco. Alors, ça se passe bien cette retraite  ? Très bien, merci, ai-je répondu en ajoutant  : je suis content de te voir en liberté, cher Coco. Tu sais, je m'en veux encore de ne pas avoir appuyé  sur le bouton stop de ce fichu magnétophone. Coco a haussé les ailes et a dit  : ne t'en fais pas, je sais que tu en brûlais d'envie et puis ce n'est pas évident de défier l'autorité quand on est au bas de l'échelle. Puisqu'on en est aux regrets, je suis désolé de t'avoir traité de couillon mais ça me hérissait les plumes de voir un petit jeune se laisser truander sur ses horaires et ses jours de congé, alors sans rancune, hein  ? Coco s'est envolé par la fenêtre.

 

Le matin, je me suis réveillé avec ce rêve stupide encore dans la tête. Après le petit déjeuner, j'ai pris ma douche et j'ai passé l'aspirateur dans la chambre. En arrivant vers la commode, j'ai distingué quelque chose par terre. C'était une plume, une jolie plume noire.

 

(Extrait de mon recueil de nouvelles L'ange curieux, réédition augmentée en cours de parution (février 2025). © éd. Orage lagune Express. Tous droits réservés).

29 mai 2024

Retour de mon personnage, l'enseigne de vaisseau Mhorn, dans un de mes romans en cours d'écriture.

roman,chantier,écriture,fiction,enseigne de vaisseau mhorn,christian cottet-emard,blog littéraire de christian cottet-emard,lune de citron,preben mhorn,marius le bernois,elina,makarov

Photo Christian Cottet-Emard, Lisbonne, 2024.

Dans leur trentaine, Mhorn et le Bernois avaient aimé la même femme, une mésaventure banale qui avait failli tout aussi banalement détruire leur amitié. Lasse de cette rivalité qu’elle jugeait archaïque, machiste et petite bourgeoise, Elina avait résolu le problème en partant avec quelqu’un d’autre. L’amitié s’en était ainsi trouvée préservée mais avaient-ils gagné au change ?

Ils avaient pris leurs distances au gré de leurs activités professionnelles, le Bernois dans la brocante et Mhorn dans la marine marchande pendant quelques années durant lesquelles son caractère rugueux et son maintien un peu rigide lui avait valu le surnom ironique d’enseigne de vaisseau. Il avait beau s’être ingénié à échapper au service militaire, ce surnom l’avait poursuivi au point que la plupart de ses anciens collègues et compagnons de boisson l’appelaient toujours l’enseigne de vaisseau Mhorn quand ils parlaient de lui, et plus familièrement l’enseigne quand ils le rencontraient.

Maintenant, Mhorn repensait aux souffrances endurées à cause de cet amour raté. Ces tourments avaient atteint leur paroxysme le jour où quelques affaires douteuses lui avaient amené dans les mains son Makarov en parfait état de fonctionnement pour une arme aussi ancienne. Après l’avoir démonté, nettoyé et entretenu, il l’avait essayé en tirant sur des plaques de tôles dans une décharge sauvage. Les impacts donnaient une idée du résultat sur un corps humain et il s’était dit qu’il pourrait toujours s’en servir pour se brûler la cervelle s’il venait à souffrir encore plus mais au même instant, il eut honte de cette idée ridicule.

Curieusement, le fait de porter en permanence cette arme sur lui avait émoussé son chagrin, même si la blessure n’était pas cicatrisée, comme si au milieu d’une partie de carte lugubre où il perdait tout le temps, il avait un peu repris la main.

roman,chantier,écriture,fiction,enseigne de vaisseau mhorn,christian cottet-emard,blog littéraire de christian cottet-emard,lune de citron,preben mhorn,marius le bernois,elina,makarov

Photo Christian Cottet-Emard, Lisbonne, 2024.

 

La première apparition de l'enseigne de vaisseau Mhorn se trouve dans mon livre Le grand variable publié en feuilleton dans les n°9, 10 et 11 de la revue Salmigondis et en volume chez Éditinter en 2002  puis en réédition sous le label Orage-Lagune-Express en 2021. Il fait aussi une entrée furtive dans ma nouvelle intitulée L'auteur intégrée à mon recueil Trois figures du Malin paru en 2004 sous le même label.

Pour les personnes d'Oyonnax et sa région, la nouvelle édition illustrée, revue et commentée du Grand variable est en vente au kiosque de l'hôpital d'Oyonnax. Elle peut aussi être demandée à la librairie Buffet d'Oyonnax qui sera approvisionnée dans un délai de deux jours. Cette édition est en outre disponible au prêt à la médiathèque municipale d'Oyonnax, centre culturel Aragon.

05 septembre 2023

Carnet / Une étrange rentrée des classes

carnet,note,journal,autobiographie,rentrée des classes,lycée,lycée paul painlevé d'oyonnax,ain,oyonnax,rhône alpes auvergne,haut bugey,france,scolarité,christian cottet-emard,échec scolaire,blog littéraire de christian cottet-emard,cyclomoteur,honda amigo,gitanes sans filtres,années 1970,jules laforgue,poésie,musique paul hindemith,concerto pour clarinette

J’étais au lycée le jour de ma plus étrange rentrée des classes. La situation n’était pas à mon avantage ainsi qu’il en fut durant toute ma scolarité. J’étais redoublant en première après l’avoir été en seconde et je me retrouvais donc une fois de plus dans un de ces locaux préfabriqués chauffés au poêle à mazout qui ont si longtemps servi de salle de classe dans les années soixante-dix. 

Le professeur principal, une ravissante jeune femme élégamment parfumée, venait de terminer l’appel. Mon tour ne vint pas car la liste des élèves de mentionnait pas mon nom. La jeune femme me demanda de quitter la classe au motif qu’elle ne pouvait accepter dans son cours un élève non inscrit. 

Une fois dehors, j’enfourchai mon cyclomoteur Honda Amigo et décidai de profiter de cette lumineuse et blonde matinée pour me balader dans la campagne. Dans les rues qui menaient aux premiers chemins forestiers en haut d’Oyonnax, le ronronnement du moteur et l’air doux dans mes cheveux (le casque n’était pas obligatoire à cette époque) m’emplirent tout d’abord d’une intense sensation de liberté comme on en éprouve à l’âge de quinze ou seize ans. Les roues du cyclomoteur sur le sentier caillouteux transmettaient leurs vibrations au guidon. 

Après avoir longé une vaste clairière, il restait une centaine de mètres avant d’arriver en haut d’un grand pré qui descendait en pente douce jusqu’au cimetière. Je décidai de marcher un moment dans les herbes sèches sous le ciel à peine troublé de quelques nuages effilochés. Pendant les vacances, j’avais déniché un enregistrement du concerto pour clarinette de Paul Hindemith et c’était précisément cette œuvre que j’avais dans la tête lors de mon escapade inattendue, une musique un peu insolite et mélancolique. Ma sensation de liberté se mua alors en un sentiment mitigé. Je me sentais à la fois joyeux et un peu oppressé, comme si j’étais saisi d’un léger vertige. L’idée ne m’était jamais venue que je puisse quitter si soudainement le lycée où je végétais. Qu’allais-je devenir maintenant ?

À l’heure du déjeuner, mon père me demanda si ma rentrée s’était bien passée. Avant même que je finisse mon récit, il bondit de sa chaise et se précipita en moins de deux au lycée. Lorsqu’il revint, il était encore rouge de colère. Il m’informa que j’étais de nouveau inscrit et qu’il était pour moi l’heure de retourner en cours. Il avait dû faire pas mal de vent dans les bureaux du bahut ! Le malentendu avait pour origine mon dernier bulletin scolaire sur lequel la mention « vie active conseillée » n’indiquait pas clairement mon absence de réinscription pour la nouvelle rentrée. À cette époque, cette mention « vie active » entérinait l’échec définitif et humiliant d’une scolarité.

Dans cette affaire, tout le monde avait raison, sauf moi. La jeune enseignante parfumée n’avait pas à accueillir dans sa classe un élève mon inscrit. Le conseil de classe estimait à juste titre que je végétais au lycée. Mon père savait que je n’avais pas encore la maturité nécessaire pour quitter brutalement le système scolaire et tenter de m’intégrer sans diplôme à cette « vie active » déjà soumise aux premiers assauts du chômage de masse. Quant à moi, j’errais dans l’autre dimension d’une adolescence élastique en proie à de vaines rêveries qui m’empêchaient de m’évaluer moi-même et de prendre les décisions qui s’imposaient. 

Lorsque j’y parvins enfin, j’avais commencé mon année de terminale. Un jour de fin d’automne, entre deux cours séparés d’une heure libre, je fumais une Gitane sans filtre sur un banc du parc René Nicod en lisant des poèmes de Jules Laforgue. C’est à ce moment exact que je décidai de m’exclure moi-même du lycée. Il était temps !

(Extrait du tome 2, à paraître, de mes Chroniques oyonnaxiennes).