19 mai 2014
Poèmes de Preben Mhorn
(Recueillis et commentés par Christian Cottet-Emard)
Extrait :
Instructions
Il ne devrait pas y avoir grand monde le jour de mes obsèques
Au moins le cortège de mes vieux chagrins secrets
Esprits las mais présents dans les airs
Tel sera le vrai mystère non point ma mort si commune mais ces chagrins sévères et solennels comme des fantômes
Plus présents que mes amis qui ne seront peut-être pas là du reste car les amis font ce qu’ils veulent et ce qu’ils peuvent c’est pour cela qu’ils sont des amis
Plus résolus que mes ennemis qui n’existent d’ailleurs peut-être pas tant il est difficile d’avoir suffisamment de stature pour faire un véritable ennemi
J’essaierai de leur dire à tous amis peu présents et improbables ennemis
Pas de larmes ni pures ni de crocodile s’il vous plaît ne pleurez pas
Déjà que ce n’est pas drôle les vieux chagrins secrets qui survivent aux défunts et s’en vont de par le monde à la recherche d’un nouveau corps
© Éditions Orage-Lagune-Express, 2014
23:55 Publié dans Poèmes de Preben Mhorn | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : preben mhorn, poèmes, œuvre poétique, éditions orage-lagune-express, commentaire, christian cottet-emard, édition, publication, biographie de preben mhorn, enseigne de vaisseau mhorn, portrait de preben mhorn, carnet, droits réservés, édition établie, lisbonne, venise, estuaire du tage, saudade
11 mai 2014
Carnet / Variations en gris : un instituteur
La vie dans les petites villes de province est un ballet d’ombres furtives.
Cette très grise matinée, j’ai emprunté mon itinéraire habituel, ces petites rues entre l’église et l’école primaire, cette place avec vieux platanes sous lesquels traînait hier mon cartable et sous lesquels flottent aujourd’hui mon imper blanc et mon parapluie noir. Quarante ans séparent ces deux silhouettes traversant une scène de quelques dizaines de mètres carrés, la scène d’un petit théâtre où l’on donne toujours la même pièce. Sorti plus tôt que d’habitude, j’ai dû contourner le porche de l’église où attendait le corbillard.
Dans la classe du cours moyen, le nez sur mes mauvais cahiers de brouillon constellés de pâtés à cause de ces saletés de porte-plume et d’encriers, j’entendais le glas rythmer ces heures ternes sous le regard inquiétant de l’instituteur.
Depuis quelques jours, je ne cesse de croiser le chemin de cet homme massif aujourd’hui un peu voûté et le cheveu à peine plus rare. Toujours les mêmes grosses lunettes rectangulaires et ce même regard qui semble dire exactement comme il y a quarante ans : « on n’est pas sur Terre pour s’amuser ». À la fin de mon adolescence, époque à laquelle j’ai dû l’apercevoir une fois en ville, j’ai fait un détour de plusieurs centaines de mètres pour l’éviter. Précaution inutile puisqu’il ne m’aurait sans doute pas plus reconnu qu’aujourd’hui. Avec lui, même les cours de dessin tournaient à la corvée. Je me souviens que lors d’une séance de dessin libre, il avait averti que quiconque n’aurait pas fini son dessin dans le temps imparti serait puni. J’avais dessiné un château fort et je me croyais tranquille mais ce grand pédagogue avait estimé que mon dessin n’était pas fini car je n’avais pas colorié les murs du château. J’ai donc été puni.
Cet instituteur est resté plus qu’un autre dans mon (mauvais) souvenir car il avait mis au point un système particulier de notation. Il s’agissait de ce qu’il appelait lui-même des « fiches de paie » , des fiches cartonnées oblongues de couleur grise distribuées chaque fin de semaine dans une grande tension. Elles comportaient trois rubriques respectivement intitulées « travail » , « écriture » , « conduite » (nous dirions aujourd’hui « comportement »), chacune étant destinée à recevoir une mention très bien, bien, moyen, mal, très mal. Toute fiche de paie ne réunissant pas le nombre voulu de moyen, bien ou très bien, nombre établi selon des critères qui m’échappent toujours, envoyait automatiquement son destinataire en colle le jeudi. Médiocre en travail et écriture (écriture désignant non pas la qualité de l’expression écrite mais simplement la capacité à former les lettres !), j’échappais en général à la retenue du jeudi grâce à la rubrique « conduite » griffée de la mention très bien que m’assurait à coup sûr la crainte dans laquelle je vivais ces heures de classe au son du glas.
C’est que le bonhomme piquait de terribles colères, notamment les jours de dictée, l’un des rares exercices auquel je prenais parfois plaisir dans d’autres classes que la sienne. Une faute, une tache d’encre, un murmure suffisaient à déclencher les grondements et les coups de tonnerre de cette voix sourde. Sur l’estrade, le dos de sa blouse en nylon formait un rectangle gris qui se superposait en une figure abstraite au triptyque du tableau noir. De temps à autres, de petits projectiles de papier plié jusqu’à obtenir la densité adaptée frappaient le dos de cette blouse grise en faisant plac plac. Ceux qui les projetaient au moyen d’un élastique étaient considérés comme les durs d’entre les durs mais leurs exploits individuels déclenchaient presque toujours une punition collective.
De fait, cet instituteur typique de ceux qui sévissaient dans les écoles de garçon dites libres dans les années soixante du vingtième siècle nous préparait à notre avenir de petit soldat avec ses punitions collectives en avant-goût du service militaire et à notre avenir de valet ou de capitaine d’industrie avec ses fiches de paie en carton. Le service militaire a heureusement été supprimé (de toute façon, je me suis quant à moi débrouillé pour être réformé) , quant à l’industrie, elle est dans l’état que nous connaissons aujourd’hui.
Aujourd’hui le temps me joue un tour. Il est un invisible photographe qui nous a figés, ce maître d’école d’un autre âge et moi-même, lui dans sa blouse grise et moi dans mon imper blanc, dans la photo en noir et blanc de deux matinées identiques à ceci près qu’elles ont quarante ans d’intervalle. Nous nous retrouvons maintenant côte à côte sur le trottoir. Je suis désormais aussi haut et peut-être plus massif que lui. Lorsque je l’aperçois en ville, je ne l’évite plus car désormais c’est mon ombre qui passe lourdement sur la sienne.
Note : ce texte date de 2006, il faut donc rajouter quelques années au nombre de celles qui figurent dans cette version.
Photos : - en classe, la vie en gris
- blouse grise autrefois portée par les instituteurs. Dans les années soixante du vingtième siècle, ces blouses n'étaient plus en mauvais drap comme sur la photo mais en nylon.
© Éditions Orage-Lagune-Express, 2014
16:52 Publié dans carnet | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : carnet, variations en gris, instituteur, école primaire, années 60, vingtième siècle, blog littéraire de christian cottet-emard, note, journal, souvenir, école, enseignement, corvée, punition, colle, heures de colle, classe, école libre, école privée, enfance, élève, blouse nylon, blouse grise, blouse d'instituteur, ville de province, ombre
08 mai 2014
Carnet / Un déchet lourd de sens
Aujourd'hui 8 mai, je reprends cet objet (plutôt ce déchet) que j'ai toujours vu chez mes grands-parents depuis ma plus tendre enfance. Ils le conservaient sur le marbre de la cheminée. Il s'agit d'un éclat d'une bombe de la seconde guerre mondiale retrouvé sur le toit de la maison après un bombardement. Sur le détail de la photo, on distingue un nombre, sans doute un numéro de fabrication ou de série. L'industrie est méticuleuse, y compris l'industrie de la mort.
Lorsque la maison de famille a été vendue après la disparition de ma grand-mère, j'ai hésité à récupérer cette lourde pièce de métal rouillé et déchiqueté à manipuler avec prudence tant elle est redoutablement coupante. Finalement, j'ai choisi de garder cet éclat de bombe dans un placard au lieu de le placer en vue comme un bibelot.
Je n'ai pas envie de l'avoir toujours sous les yeux mais je ne souhaite pas pour autant m'en séparer car je trouve que cette chose « parle ». Cet objet sinistre parle du travail, de l'industrie, de la performance, de la concurrence, de l'usine, de l'économie, de la politique. Cette chose n'en finit pas de parler de la façon dont l'homme a choisi d'être au monde.
Photos : j'ai disposé l'éclat de bombe sur une assiette pour indiquer sa taille. Sur le toit de la maison, il y en avait d'autres beaucoup plus petits qui ont aussi été conservés.
02:38 Publié dans carnet | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : carnet, 8 mai, éclat de bombe, bombe, bombardement, métal, explosion, seconde guerre mondiale, 8 mai 1945, blog littéraire de christian cottet-emard, usine, production, industrie, concurrence, performance, technologie, technique, entreprise, politique, économie