25 avril 2020
Carnet / Du cauchemar de l’homme nouveau
(Photo C. C-E)
Les grandes peurs nées des grandes crises font toujours réapparaître la sinistre figure de l’homme nouveau.
Notons d’abord que l’homme nouveau ne peut exister que dans l’imaginaire et la mythologie des sociétés totalitaires, ainsi qu’on le voit avec les différentes formes de fascismes lorsqu’elles accèdent au pouvoir avant de provoquer des catastrophes et des destructions qui prouvent hélas toujours trop tard que ces systèmes ne sont pas viables.
L’homme nouveau est la figure de l’après, celui qui a survécu et qui est censé repartir à zéro. Pur fantasme bien sûr, mais récurrent en période troublée comme celle que nous traversons.
Comme les fantômes, ce n’est pas parce que l’homme nouveau n’existe pas qu’il ne hante pas les consciences. Ce spectre capable de se concentrer en un seul individu tout en se dispersant dans la foule des autres peut fanatiser les populations, lever des armées et porter la guerre totale comme on l’a vu au vingtième siècle. Plus sournoisement, il peut réveiller en plein cauchemar des sociétés assoupies.
J’aurais dû écrire cauchemar au pluriel mais je ne veux évoquer maintenant qu’un seul d’entre eux, le cauchemar hygiéniste parce que celui-ci trouve inévitablement un terreau fertile dans la crise sanitaire pour rencontrer des opportunités d’éclore dans la réalité.
L’obsession hygiéniste ne date pas d’aujourd’hui, elle peut même varier à travers les époques et les modes. Au temps de l’aristocratie triomphante, plus on était gras, plus on était séduisant parce que ce gras indiquait prospérité et statut social élevé. De nos jours, c’est l’inverse. Il faut non seulement être svelte pour satisfaire aux critères esthétiques mais encore sportif pour satisfaire aux critères de performance, d'adaptabilité et surtout de productivité.
Nous l’avons compris, le pouvoir moderne veut des populations actives heureuses d’être dures à la tâche ! Honte aux enveloppés, aux épais, aux lourds et autres bons vivants sujets aux petites somnolences d’après repas ! Haro sur les jeunes retraités qui ont l’insolence de s’envisager centenaires ! Place aux jeunes qui, une fois pressés comme des citrons, sont priés d’avoir la politesse de mourir juste avant de commencer à vieillir ! Cela évitera le conflit de générations.
Ce que je viens de décrire à gros traits l’a été mieux que je ne saurais le faire par la littérature de science-fiction, laquelle est désormais de beaucoup dépassée par la réalité ainsi qu’on peut le voir dans l’évolution de notre société qu’on pourra bientôt qualifier de post-démocratique si on continue d’en confier le destin aux seuls technocrates et gestionnaires. La pandémie n’a pas mis longtemps à nous en esquisser la démonstration si nous ne veillons pas au grain lorsque la parenthèse se refermera.
Je n’aime pas le présent que nous fait le virus mais l’avenir qu’il peut nous léguer m’effraie. En quelques semaines de mesures d’exception que seule la situation sanitaire peut provisoirement justifier, les technocrates et les gestionnaires de ce gouvernement élu de peu et qui n’a que l’économie pour politique peuvent prendre goût à des réflexes rapidement et assez facilement acquis. À cet égard, la pandémie leur a ouvert un vaste espace d’expérimentation sociale inquiétante en de telles mains.
J’ai peur d’un monde où la liberté de déplacement et l’accès à l’aide, aux soins et aux prestations économiques et sociales dépendront de l’âge, du mode de vie, des bonnes ou mauvaises habitudes de consommation, du régime alimentaire, de la masse corporelle et de tout ce qui fait de nous des individus différents, uniques et irremplaçables et non une masse indifférenciée de créatures calibrées et embrigadées sous l’étendard de l’homme nouveau.
Ce monde de la dictature hygiéniste ne relève hélas plus de la fiction. L’oppression d’hier procédait par la terreur et l’élimination physique consécutives à l’agression et à l’abandon à la misère, celle de demain procédera par l’obligation de santé ou de ce qui en tiendra lieu : performance, mouvement et tempérance. Plus besoin de contraindre par la violence physique, l’injonction à la normalité assortie à la mise sous pression financière suffira.
Je vois venir le jour où nous serons tenus de présenter à tout contrôle une licence de club sportif permettant de prouver notre allégeance au dogme de performance, de mouvement et de tempérance. Pour celles et ceux qui s’y montreraient rétifs, restriction des droits à l’assurance maladie, augmentation des tarifs de mutuelles et autres mesures de rétorsion et de contrainte.
Moins extrêmes, de telles initiatives commencent à apparaître (présentées sous l’angle positif) dans certains contrats d’assurance sous forme d’avantages financiers en faveur de l’assuré sportif. Quant à votre éventuel tabagisme, cela fait désormais des lustres qu’il fait partie du questionnaire santé sans que cela ne fasse tousser quiconque.
Triste et inquiétante figure que celle de l'homme nouveau, celui ou celle qui mange peu, ne boit pas, ne fume pas, n'est pas sédentaire, n'a pas de racines, pas de passé et à peine un présent, se déplaçant sans cesse en groupe au gré des ressources disponibles comme le font les bancs de poissons en quête de simple subsistance... L'homme nouveau : confinable et déconfinable à volonté.
(À suivre)
Note : ce texte est la version actualisée mais encore incomplète d’un article conservé en archive sur ce blog.
02:43 Publié dans carnet, NOUVELLES DU FRONT | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : carnet, note, journal, article, nouvelles du front, polémique, société, blog littéraire de christian cottet-emard, ébauche d'article, brouillon, archives, christian cottet-emard, politique, pandémie, nouveau coronavirus, épidémie, covid 19, technocratie, gestionnaires, technocrates, hygiénisme, grande peur, grande crise, crise sanitaire, restriction des libertés, libertés fondamentales, science-fiction, société post-démocratique, totalitarisme, société totalitaire, fascisme, sport, obsession hygiéniste, dogme social
27 mars 2020
Carnet / Portrait du personnage
Une ressemblance avec l'enseigne de vaisseau Mhorn ?
Dans l’écriture de fiction, qu’il s’agisse du roman ou de la nouvelle, la description physique d’un personnage est loin d’être une évidence. Lui tirer le portrait est-il nécessaire à la narration ? À quel moment ? Dans quel but ? Il est plus facile de s’en passer dans une nouvelle très épurée que dans un roman. On peut contourner la difficulté en résumant le personnage à un détail sur lequel insister renseignera éventuellement sur sa psychologie, son histoire, un épisode de sa vie ou ses rapports avec les autres.
Quelle apparence donner à l’enseigne de vaisseau Mhorn qui apparaît dans plusieurs de mes livres publiés (Le Grand variable, Trois figures du malin) et inédits ? Il est certes un homme dans sa maturité mais dans quelle tranche d’âge ? Entre la cinquantaine (adolescence de la vieillesse) et la soixantaine (entrée dans le troisième âge) ? Fait-il plus jeune ou plus vieux que son âge ? Quelle particularité de son visage, de sa silhouette et de son maintien peut-elle donner une idée de son expérience, des épreuves qu’il a subies ou au contraire de la monotonie de son existence ?
La description minutieuse a son intérêt si elle est précisément justifiée mais elle peut aussi enfermer le lecteur, l’empêcher de se faire sa propre idée du personnage. C’est souvent le cas pour des lecteurs très créatifs qui peuvent avoir plus d’imagination que le narrateur. Même s’ils n’écrivent pas, certains lecteurs ont une vraie nature de romancier, parfois plus riche que l’auteur du roman qu’ils ont entre les mains. Parmi les lecteurs de poésie qui ne produisent aucun texte (cela peut arriver !), un grand nombre d’entre eux sont ce qu’on appelle des natures poétiques dotées d’une capacité de lecture créative complexe qui peut les inclure sans problème dans le même processus mental que le poète. C’est pourquoi un personnage de fiction qui s’aventure dans un poème pâtira moins d’une description épurée qu’un personnage de roman ou de nouvelle.
En littérature, un des principaux défauts de jeunesse ou de pratique consiste à ne pas faire confiance au lecteur tout à fait capable d’avancer tout seul comme une grande fille ou un grand garçon sur les chemins sinueux du récit. Plus on écrit et plus on est lu (même par un lectorat restreint), plus on se rend compte que le lecteur peut devenir un excellent collaborateur si on accepte l’idée de ne pas toujours le contrôler en lui expliquant tout ce qu’il peut déduire ou carrément imaginer par lui-même.
Cette idée de déléguer une partie du travail me plaît beaucoup, non seulement parce que je n’aime pas trop me forcer mais encore parce qu’elle permet de prendre de la hauteur sur son propre texte, notamment lorsqu’on est bloqué par un détail ou coincé dans une impasse. C’est en abandonnant brièvement la peau de l’auteur et en se glissant un instant dans celle du lecteur qu’on finit par trouver la solution. Souvent, cette solution peut consister en l’absence même de solution ! Il faut parfois des jours et une corbeille remplie de brouillons pour accepter d’en arriver à cette conclusion.
02:13 Publié dans Atelier, carnet | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : atelier, carnet, personnage, note, journal, brouillon, blog littéraire de christian cottet-emard, écriture, portrait, description, étude, littérature, écriture de fiction, nouvelle, roman, romancier, nouvelliste, poète, poésie, narration, narrateur, lecteur, récit, écriture créative, lecture créative, nature poétique, christian cottet-emard, essai, preben mhorn, enseigne de vaisseau mhorn, le grand variable, éditions éditinter, trois figures du malin, éditions orage lagune express
17 janvier 2015
Carnet / Imbécile...
Qu’est-ce qu’une vie quand on commence à regarder dans le rétroviseur ? Quelques vieux papiers à ranger.
Au fond d’une armoire, j’ai retrouvé mes cahiers de l’école primaire, mes cahiers du jour et mes cahiers d’essai du cours préparatoire, conservés par mes parents qui n’ont pourtant pas dû les signer avec plaisir tant ils étaient mal tenus et témoins du début de l’échec scolaire. J’étais très malheureux à l’école, toujours entre la crainte et la colère sourde, silencieuse. Mes souvenirs scolaires sont aussi mauvais que mes souvenirs professionnels, c’est dire...
En ouvrant ces cahiers remplis de mes laborieux débuts de calcul et d’écriture noircis avec ces saletés de plumes en métal qui trouaient les pages à grands carreaux et maculaient le mauvais papier de grosses taches noires, les moments les plus pénibles de mon enfance, le temps passé à l’école, m’ont de nouveau sauté au visage, comme si c’était hier.
Quarante-neuf ans après le cours préparatoire où je me trouvais donc en 1966, je revois dans la marge les appréciations et annotations du maître, avec pleins et déliés à l’encre rouge, et cette mention « imbécile » parfaitement calligraphiée parce que j’avais commencé ma page un peu trop bas !
À l’époque, on ne s’embarrassait guère de pédagogie, laquelle se limitait souvent à une engueulade ou à une punition si on n’avait pas compris. Du coup, pour moi, le premier objectif n’était plus d’apprendre mais d’éviter l’engueulade et la punition, ce qui provoquait la faute, donc au final, l’engueulade et la punition avec pour résultat la spirale de l’échec.
C’est ainsi que tout gosse je fonctionnais. D’autres moins sensibles marchaient à la compétition, parfois au prix d’autant d’angoisses, juste un peu moins visibles. D’autres s’adaptaient sans trop de problème à ce système d’enseignement basé sur la carotte et le bâton. Tout cela s’écrivait en silence, au porte-plume grattant et bavant, au son du glas tombant du clocher tout proche, sous l’œil noir du maître.
Dans les pages de ces cahiers, les destins s’inscrivaient déjà entre les lignes avec à chacun son lot : ceux qui n’auraient droit qu’à une ébauche, un brouillon de vie, ceux qui deviendraient exactement ce pour quoi ils étaient programmés, ceux qui sortiraient du cadre, ceux qui tenteraient d’inventer leur vie, ceux qui se laisseraient porter par le flot, ceux qui se tiendraient à la marge (j’ai la chance de faire partie de cette dernière catégorie).
Des décennies plus tard, la vie pouvait parfois rebattre les cartes, créer un autre désordre, mais à de rares exceptions près, comme au casino, les jeux étaient déjà faits.
Éternelle histoire, du moins éternelle à l’intérieur de cet instant qu’est l’humanité envoyée seule dans l’absurde infini, dans cette nuit de flocons lourds où, fumant un dernier Punch avant d’aller dormir, j’ai envie de sortir dans le grand pré derrière chez moi pour écrire avec un bâton dans la neige ce mot « imbécile » à l’intention de ce maître qui ne m'a rien enseigné d'autre que l'inquiétude et quelques combinaisons de chiffres et de nombres en leur valse à jamais
02:10 Publié dans carnet | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : note, carnet, journal, souvenir, prairie journal, école, vie, enfance, cahier d'écolier, cahier du jour, brouillon, calligraphie, plein et délié, plume, porte-plume, encre, papier, maître, instituteur, blog littéraire de christian cottet-emard, cancre, échec scolaire, glas, classe, clocher, christian cottet-emard, marge, pédagogie, chiffre, nombre, punition, casino, cigare punch, havane, nuit, neige, flocon