09 juillet 2018
Les derniers temps de la vapeur
Tout au fond du jardin, un mur recouvert de tuiles séparait les groseilliers de la voie ferrée. Louis se gavait des grappes translucides lorsque le sol se mit à vibrer. Cette fois-ci, Louis se promit de ne pas bouger et de regarder la locomotive à vapeur jusqu’à la fin de la manœuvre mais comme d’habitude, la panique le saisit dès que la masse noire approcha et étendit sur lui son ombre et son souffle. La bouche encore pleine de groseilles, il courut jusqu’à la maison où on le cherchait pour le dîner.
Sa mère le gronda sans conviction pour avoir pris le dessert avant la soupe et son arrière-grand-mère prédit des coliques. Malgré son air soucieux, le grand-père lança une plaisanterie sur le thème des coliques, la grand-mère fit remarquer que le moment était bien choisi et le père de Louis détourna la conversation sur le thème de la mise en service des nouvelles motrices diesel.
Le soir était doux et Louis reçut l’autorisation de retourner jouer dehors à condition de goûter à tous les plats du dîner. Dans la cour, le tilleul filtrait les rayons du couchant. Louis aperçut la pipistrelle qui s’envolait du grenier. Comme tous les soirs, Boby, le chien des voisins, profita du portail ouvert pour quémander des restes en un bref aboiement. Le grand-père vint à sa rencontre et lui donna des couennes de jambon.
Au loin, on entendait la rumeur de la fête foraine qui s’était installée au centre-ville. J’aimerais bien y aller maintenant, risqua Louis persuadé d’un refus. Le grand-père à la mine toujours aussi soucieuse regarda se perdre le dernier rayon de soleil dans le feuillage du tilleul et haussa les épaules. Il rentra dans la maison et ressortit quelques instants plus tard vêtu de son costume de la semaine et coiffé de son béret. Il survint alors quelque chose de stupéfiant.
Louis sentit sa main s’accrocher à celle de son grand-père tandis qu’ils prenaient tous deux la direction du centre-ville. Le long du boulevard, les vieux platanes crépitaient de hannetons. Dans l’ombre des haies de buis qui clôturaient les autres propriétés, les parfums des pivoines et des iris débordaient sur le trottoir au goudron soulevé par les racines des arbres. Louis avait remarqué qu’à la faveur de l’éclairage public, on distinguait beaucoup mieux les petits trous percés dans le goudron par les talons pointus des femmes. Il trouvait bizarre cette manie de marcher avec de pareilles chaussures qui marquaient aussi les planchers. Un jour, le grand-père avait rouspété après le passage d’une dame élégante qui avait piqueté le parquet de la salle à manger. Le grand-père rouspétait souvent mais aujourd’hui, il restait silencieux et marchait d’un pas alerte sous les feuillages odorants du boulevard.
Louis put courir à sa guise sur le trottoir mais le grand-père reprit sa main lorsqu’une 403 noire recula pour entrer dans le garage d’une grosse maison blottie derrière le plus vieux saule pleureur du quartier. Cette demeure était la dernière avant la place de la gare qu’ils traversèrent d’un pas rapide. Lorsqu’ils franchirent les rails brillants du passage à niveau, Louis jeta un coup d’œil aux trois cèdres qui se penchaient comme des géants indiscrets sur le ballast. Dans l’avenue qui conduisait au centre-ville, ils ne rencontrèrent qu’une 4cv et une dauphine borgne. Un petit groupe d’hommes sortit d’un bar mal éclairé et leurs ombres s’évanouirent sous le halo d’un lampadaire. L’un deux entra dans une vespasienne.
Le grand-père reprit de nouveau la main de Louis quand, brusquement, la nuit s’anima de reflets multicolores et de rythmes désordonnés. Des odeurs de sucre et de friture tournoyaient dans l’air chauffé par les moteurs des manèges. Les autos tamponneuses étaient installées sur l’esplanade de la porte monumentale. Leurs carrosseries et leurs phares flamboyaient. Le patron, un colosse à la trogne barrée d’une épaisse moustache, faisait tonner sa grosse voix dans un micro. Un peu plus haut, les avions tournaient, décollaient et atterrissaient sans relâche. C’était le manège préféré de Louis malgré les claquements du compresseur qui l’effrayaient. À l’inverse des autres pilotes qui actionnaient sans cesse le levier de décollage et d’atterrissage, Louis maintenait son avion en vol pendant toute la durée du tour pour le plaisir de se hisser au-dessus des sept platanes bordant l’église entre lesquels les attractions foraines battaient leur plein. En bas, il voyait son grand-père dans son costume sombre zébré des reflets jaunes, rouges, bleus et violets des néons. On entendait des chansons de la radio que le grand-père trouvait habituellement stupides mais qui ne semblaient pas le déranger en ce moment précis. Lorsque Louis fermait les yeux, il avait l’impression que le manège tournait plus vite mais ce n’était qu’une illusion due à l’accélération du rythme musical.
Maintenant, il faisait tout à fait nuit et l’on pouvait voir les étoiles malgré les lumières clinquantes de la fête. Louis et son grand-père s’arrêtèrent devant le confiseur. Ils commandèrent un gros berlingot rouge et blanc et une portion de frites. C’est le monde à l’envers ! dit le grand-père en léchant le berlingot tandis que Louis croquait les frites. Au tir à la carabine, le grand-père creva tous les ballons mais Louis en manqua un. Pour le consoler, le grand-père lui donna un franc. Louis glissa la pièce dans une boîte à sous et ouvrit le tiroir qui contenait un pistolet miniature à ressort avec son chargeur de balles en plastique.
Sur le chemin du retour, Louis se sentit comme un aventurier de la nuit. La pendule de la gare brillait comme une deuxième lune et l’autorail, avec ses gros yeux, attendait l’aube dans la fraîcheur des trois cèdres. Au lieu de revenir par le boulevard, le grand-père décida de longer la voie ferrée et de rentrer à la maison en passant par le portillon rouillé du jardin, ce qui était formellement interdit à Louis. Leurs pas crissaient sur du sable et du mâchefer.
Les jardins des grandes propriétés voisines exhalaient le fort parfum nocturne du buis. Le grand-père ouvrit le portillon qui donnait sur une petite terrasse où Louis venait se percher dans la journée pour surveiller son territoire. Pour descendre dans l’allée des groseilliers, il fallait chercher d’un pied une barre d’appui en métal scellée dans le mur recouvert de tuiles et poser l’autre pied sur une marche en tôle. Un petit saut et on était au fond du jardin. Sous la lune, le potager luisait et embaumait. Louis traîna les pieds, grappilla des groseilles et demanda : est-ce que la locomotive reviendra demain ?
La silhouette massive du grand-père s’engouffra sous les feuillages denses des vieux pommiers. Sa voix semblait se perdre dans un autre monde. Non, répondit-il sans se retourner, la dernière a manœuvré aujourd’hui. Elle ne reviendra plus.
© Club (pour la version 2018)
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05 mai 2018
Mauvais esprits, nous m’dame ?
En complément de mon billet sur la statue de Voltaire installée à Oyonnax, je mets en ligne ce texte que j'avais donné à la revue Le Croquant n°16 (automne - hiver 1994). Et en plus, une petite référence musicale à Candide qui a inspiré Leonard Bernstein.
Autour du lycée, les préfas poussent comme des verrues sur un visage obèse qui peut tout aussi bien être celui du proviseur. Convoqué dans le bureau de cet homme sans cou ni taille, en raison de mon absence permanente au cours de gymnastique, j’ai failli m’asseoir sur son chapeau déposé là par quelque haineux subalterne.
Vraiment fort le proviseur : Voltaire dans un sermon, il fallait oser. Le chapeau sur la chaise, à côté, c’est l’harmonie, la logique, l’équilibre... La grâce ? Tout de même, n’exagérons rien.
La grâce, c’est plutôt le rayon de la prof de français, joli brin de fille épanoui entre les lézardes des préfas aux quatre vents mutins des affectations. Une fleur de décombres en quelque sorte, une belle plante rudérale... Dans la bouche du proviseur, Voltaire cité en rafales automatiques siffle mépris et reproches et sent l’aigre des digestions approximatives. Entre les lèvres de la prof de français, Voltaire gazouille tel l’oiseau de la pluie dans l’effluve d’un Chanel au numéro inférieur ou égal à ma moyenne en maths.
Cette appétissante oiselle a ses pudeurs. Elle nous fait travailler Voltaire dans une édition de classiques à deux sous vierge de tout épisode égrillard, notamment expurgée d’une bonne partie du chapitre seizième de Candide. Voltaire y prend plaisir à relater les clameurs qui partaient de deux filles toutes nues qui couraient légèrement au bord de la prairie, tandis que deux singes les suivaient en leur mordant les fesses.
Nous sommes deux dans la classe à posséder les romans et les contes de Voltaire dans une édition de poche récente qui donne le texte intégral, selon la formule consacrée, ce qui nous conduit à demander l’autorisation de lire le passage manquant où Candide prend son fusil espagnol à deux coups, tire et tue les deux singes. Dieu soit loué, mon cher Cacambo ! J’ai délivré d’un grand péril ces deux pauvres créatures : si j’ai commis un péché en tuant un inquisiteur et un jésuite, je l’ai bien réparé en sauvant la vie à deux filles...
À la vue du rictus qui commence à tortiller le minois de la petite prof, nous comprenons que cette adepte de Voltaire allégé regrette aussitôt de nous avoir donné la parole. Pourtant, le plus dur est à venir. Candide continue de se féliciter de sa bonne action mais sa langue devint percluse quand il vit ces deux filles fondre en larmes sur leurs corps, et remplir l’air des cris les plus douloureux. Je ne m’attendais pas à tant de bonté d’âme dit-il enfin à Cacambo ; lequel lui répliqua : vous avez fait là un beau chef-d’œuvre, mon maître ; vous avez tué les deux amants de ces demoiselles.
Cette fois, le rictus libère une sorte de coassement. Le visage de notre juvénile enseignante vient de prendre quinze ans en deux secondes, et tout cela à cause de nous, adolescents vulgaires travaillés par nos hormones.
— Excusez-nous m’dame. Pour nous faire pardonner, on va vous lire un autre passage extrait de Micromegas et qui manque aussi à votre édition : son Excellence se coucha de tout son long car s’il se fût tenu debout, sa tête eût été trop haut au-dessus des nuages. Nos philosophes lui plantèrent un grand arbre dans un endroit que le docteur Swift nommerait, mais que je me garderai bien d’appeler par son nom, à cause de mon respect pour les dames...
— Mauvais esprits, nous m’dame ? Eh ben, si on peut même plus participer...
Illustrations : détail de la statue de Voltaire installée à Oyonnax et 4ème de couverture de la revue Le Croquant n°16
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01 mai 2018
Carnet / Mai 68 : du bateau ivre à la galère
En 1968 j’avais neuf ans et j’étais à l’école privée Jeanne d’Arc à Oyonnax dans l’Ain, une petite ville du Haut-Bugey. Chez moi, j’entendais bien sûr les adultes commenter les événements de mai, notamment au cours des repas de famille qui avaient lieu boulevard Dupuy dans la maison où vivaient mes grands-parents et mon arrière-grand-mère. Parfois, le dessert était gâché par une querelle politique. Je me souviens de celle qui avait opposé mon père (gaulliste) à l’un de ses frères qui défendait l’idée d’une révolution. Ils s’affrontaient sur le thème des violences révolutionnaires. Mon père piqua ce jour-là une grosse colère contre mon oncle qui lui déclara à propos des victimes innocentes des révolutions : on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. — Eh bien j’espère que lorsque ta révolution éclatera, aucun de nous, aucune de nos familles et aucun de nos amis ne feront partie des œufs ! avait tonné mon père. Mon grand-père qui craignait par dessus tout les communistes et une invasion des Russes qu’il appelait les Popov montait lui aussi assez vite en température... Quant à ma jeune tante étudiante qui me faisait la lecture, m’emmenait au cinéma et m’offrait des cadeaux, je la voyais moins en ce mois de mai car elle était sur les barricades à Lyon.
Dans ma vie provinciale d’enfant choyé et bien protégé, le tumulte et le désordre de la politique ne me parvenaient que très atténués, comme assourdis par l’enclavement d’Oyonnax blottie au milieu de sa vallée qu’on n’avait pas encore eu l’idée ridicule d’appeler la Plastic vallée. J’avais en revanche bien compris que les enfants scolarisés dans l’enseignement public n’allaient pas en cours en raison des grèves alors que nous autres, dans le privé, ne pouvions bénéficier de ces vacances extraordinaires. À l’école Jeanne d’Arc, maîtres et maîtresses n’évoquaient évidemment pas les événements de mai dans leurs classes. Ils devaient probablement se contenter d’en parler au moment des récréations pendant que nous étions occupés à nous bagarrer, à nous disputer nos billes d’agate ou de terre colorées ou à participer au concours de celui qui pisse le plus loin ou le plus haut. Ce concours perdit les faveurs des concurrents le jour où le champion du jet en hauteur fut disqualifié non pas par un compétiteur qui lui eût ravi son titre mais par une brise malicieuse qui lui doucha durablement son honneur, son prestige et sa blouse d’écolier. Lorsque je pense à mai 68, j’avoue que ce souvenir cocasse est plus présent dans mon esprit que le contexte politique de l’époque. Évidemment, les jeunes des grandes classes et surtout ceux qui étaient au collège ont sans doute vécu plus en conscience ces événements.
Lorsque je discute aujourd’hui de mai 68 avec des personnes qui ont dix ans de plus que moi, voire plus, je mesure l’écart de perception, surtout quand je relativise le bilan de ce coup de fièvre, ce qui déclenche de vives réactions, notamment de la part de celles et ceux qui sont nés à la fin de la seconde guerre mondiale et qui étaient personnellement investis dans le mouvement. Ils ont connu l’ancien monde dont les gens comme moi, nés à la fin des années cinquante, n’ont vu que les derniers vestiges. L’ambiance dans la société avait déjà changé même s’il fallait encore attendre que sautent les derniers verrous ainsi que cela se produisit en mai 68. Avant cette insurrection, deux autres événements avaient déjà modifié le contexte : le dénouement positif de la crise des missiles de Cuba (1962) et le concile Vatican II (commencé en 1962 et terminé en 1965). J’ai écrit dans mon livre Prairie journal que je me considérais comme le rejeton de Vatican II, de la crise des missiles et de mai 68, les trois épisodes qui ont en commun de s’être déroulés pendant mes années d’écoles maternelle et primaire dans la décennie 1960. Lorsque j’ai pris conscience de cet héritage et que je l’ai étudié en entrant dans l’âge adulte, je me suis aperçu qu’en classant ces événements par ordre d’importance, mai 68 n’arrivait à mes yeux qu’en troisième position. L’explication est simple : premièrement, j’ai vécu dans la crainte de la guerre nucléaire une grande partie de ma jeunesse ; deuxièmement, je me suis toujours senti proche de la culture chrétienne bien que n’ayant pas la foi. En revanche, je n’ai jamais éprouvé de grand intérêt pour la politique, ce qui fait qu’aujourd’hui encore, je ne peux parler de mai 68 qu’avec beaucoup de distance critique. Je n’en mésestime et sous-estime pas pour autant la portée et l’influence, je pense simplement que la crise des missiles, Vatican II et mai 68 sont à mettre en relation pour analyser et comprendre le mode de pensée et le rapport au monde qui prévalait jusqu’à nos jours dans les grandes démocraties occidentales. Je crois aussi qu’une page est en train de se tourner, notamment avec le recul du niveau de culture générale de base, la fragmentation du rapport à la spiritualité et surtout, hélas, le retour du religieux dans sa forme la plus archaïque, obscurantiste et violente du fait de l’influence active et pernicieuse d’une religion radicalement étrangère et hostile à la pensée et au mode de vie de l’Occident. Ceci dit, pour rester au plus près du thème de mai 68, je crois utile de préciser quelques points afin de bien montrer que je ne suis pas de ceux qui prétendent en liquider l’héritage puisque ce dernier, dans ses aspects négatifs, a tendance à se liquider tout seul. Je préfère pour l’instant prendre en considération les effets positifs en rappelant le contexte de l’époque.
Avant mai 68, il faut reconnaître que la société était bloquée à bien des égards, notamment pour les jeunes. Filles et garçons vivaient dans une atmosphère encore empreinte de rigidité sociale et de puritanisme qui ne leur laissait guère de perspectives malgré la formidable élévation du niveau de vie et de connaissance. Peu écoutés et peu pris au sérieux, les jeunes passaient directement du statut de gamin au statut d’adulte le jour où ils étaient admis à voter (à 21 ans), à travailler et à fonder une famille. Pour les jeunes femmes, y compris celles qui intégraient le monde du travail dans un contexte d’inégalité, notamment salariale, l’horizon se limitait au mariage et à la maternité qui consacraient l’entrée officielle dans l’âge adulte. Pour les jeunes hommes, ce passage était encore retardé par le service militaire obligatoire. Pas moyen d’être considéré comme un adulte avant d’avoir sacrifié à ce rite d’un autre âge. Pour les grands adolescents qui étaient déjà de jeunes adultes sans être considérés comme tels, le slogan Sois jeune et tais-toi résumait bien la vision que la société aveugle et sourde à leurs aspirations nouvelles leur renvoyait d’eux-mêmes, ce qui ne pouvait que créer un cocktail de frustrations explosif, une bonne affaire pour certaines forces politiques d’opposition qui n’étaient pas toutes bien intentionnées sur le plan démocratique.
Aujourd’hui, cinquante après, la patine du temps s’est déposée sur un mouvement insurrectionnel qu’il était encore tout récemment question de commémorer de manière officielle (!) ce qui indique que l’esprit ancien combattant va parfois se nicher là où on ne l’attendait guère ! Les médias qui évoquent actuellement mai 68 adoptent souvent un angle qui privilégie une vision nostalgique voire pittoresque plus ou moins fondue dans l’imagerie de la jeunesse turbulente de l’époque avec ses chansons, sa musique, ses slogans et sa littérature. Il faut pourtant se rappeler que mai 68 n’était pas qu’un monôme d’étudiants. Parmi les courants politiques qui traversaient le mouvement, certains étaient très violents et volontiers partisans d’instaurer des régimes soi-disant révolutionnaires sous lesquels il ne ferait pas bon vivre aujourd’hui. Rien que dans ma petite ville éloignée de tout, certains meneurs de groupuscules d’extrême gauche heureusement minoritaires se vantaient d’avoir établi des listes noires de personnes à éliminer localement en cas de Grand Soir. Lorsque j’aborde ce point avec des amis poètes et écrivains plus âgés que moi et qui furent engagés à des degrés divers, non seulement dans les défilés mais encore dans les émeutes, j’ai bien du mal à garder mon calme lorsque je les écoute évoquer certains épisodes en arborant le genre de sourire attendri qu’on affiche lorsqu’on parle du bon vieux temps. Je pense notamment à un ami auteur qui me décrivait comment, avec son groupe, ils s’étaient discrètement postés à l’entrée d’un cantonnement de CRS pour attendre leur retour des manifestations afin de les caillasser à coup de lance-pierres dont les munitions étaient de gros boulons de métal. Parmi ces gens qui sont désormais de paisibles retraités pas si mal traités que cela par un État qu’ils jugeaient jadis policier mais qui, en pleines Trente Glorieuses, leur permit tout de même de mener d’assez bonnes carrières professionnelles, j’en connais encore beaucoup qui ont du mal à s’émouvoir aujourd’hui à la vue de policiers qui reçoivent des cocktails molotov dans leurs voitures, qui se font lâchement attaquer par des bandes de voyous en embuscades et agresser à leur domicile. Lorsqu’on parle à ces mêmes personnes de la casse lors des émeutes, des arbres coupés, des voitures détruites et de l’ampleur des dégâts matériels, on s’entend répondre qu’il ne s’agissait justement que de matériel. Peu leur importe que les bagnoles incendiées n’étaient pas celles des grands bourgeois capitalistes bien à l’abri dans leurs vastes demeures mais celles du populo qui ne possédait pas de garage ! Eh oui, le détail est mesquin mais la Révolution a ses trivialités...
Nous pouvons tous aujourd’hui dresser un bilan de mai 68 à l’aune de nos opinions politiques, de nos utopies et de notre vision du monde personnelle. La mienne admet volontiers que les sociétés démocratiques ne peuvent le rester qu’à la condition d’un rapport de forces admissible entre pouvoirs et contre-pouvoirs. L’un des aspects positifs de mai 68 fut à mon avis d’entériner de fait ce modèle de rapport de forces qui permet un fonctionnement relativement équilibré des démocraties, aussi imparfaites soient-elles.
Le bilan n’est pas pour autant mirobolant. Mai 68 n’a pas libéré que des énergies positives. Dans son essence et sa théorie, le mouvement s’adressait à l’intelligence, à la créativité, au désir d’épanouissement individuel et collectif, à l’aspiration à une vie moins bornée, moins étriquée, à la foi en ce que l’humanité peut donner de meilleur. Beaucoup n’ont hélas pas compris le message et l’ont interprété comme la liberté de dire et de faire n’importe quoi. En chaque utopie somnole le chaos. En cinquante ans de pensée soixante-huitarde, nombre d’utopies ont rapidement fané en formant lentement un terreau favorable aux prémices du chaos vers lequel la société occidentale se jettera si elle ne réaffirme pas ses fondamentaux et si elle continue à se dénigrer elle-même. Les problèmes que nous connaissons aujourd’hui et que nous désignons par le terme de crise (crise économique, crise environnementale, crise identitaire, crise migratoire, crise des banlieues, société en crise) trouvent tous à divers degrés leur origine dans les dérives d’une pensée soixante-huitarde détournée, récupérée, dévoyée. L’un des exemples le plus frappant et le plus précoce de ce dévoiement fut la fulgurante capacité du capitalisme le plus dérégulé à se saisir de cette pensée qui lui était pourtant hostile afin de la détourner à son profit avec une redoutable efficacité. Un tel paradoxe fut rendu possible en raison de la fragilité d’une pensée et d’une vision du monde à la fois immatures et dogmatiques. C’est ainsi que les grandes entreprises se sont dotées d’opulents services de communication dirigés par d’anciens soixante-huitards rameutant les vieux tubes pop et rock contestataires de leur jeunesse enfuie au service de luxueux spots publicitaires pour des produits d’énergie, de finance et d’équipement. Ils se sont non seulement embourgeoisés, ce qu’on ne saurait leur reprocher, mais encore transformés en promoteurs efficaces de ce qu’ils vomissaient dans leurs jeunes années. Ils contestaient violemment un système qui n’a eu aucun mal à les recycler parce que leurs aspirations politiques ne reposaient que sur des illusions et des rêves de surcroît plutôt conventionnels, une ressource dont notre monde marchand est friand et dont il sait très bien se servir.
Cette ironie du sort ne doit cependant pas masquer les effets positifs de mai 68. Il faut reconnaître que le meilleur bilan du mouvement apparaît dans le domaine social. Sur ce plan, les progrès sont incontestables. Il est bon que les employeurs dont la pente naturelle est d’exploiter les employés au maximum soient réfrénés dans leurs ardeurs par une résistance organisée et par une opinion publique puissante comme il est également bon que les contestataires soient conscients de la nécessité de ne pas tomber dans l’émeute aveugle et le chaos. C’est une affaire de limites à ne pas franchir dans les deux camps, ce que j’aime appeler un équilibre de la peur.
Poursuivons avec le bilan, bien moins positif sur le plan culturel. L’énergie et la spontanéité créatives libérées par mai 68 dans le domaine des arts et des lettres furent rapidement récupérées voire canalisées par la politique. La gauche fit de la culture son pré carré et, une fois au pouvoir, ouvrit les vannes du tout culturel d’où émergea le multiculturel dont les funestes effets se mesurent clairement aujourd’hui. En ce domaine aussi, l’enfer est toujours pavé de bonnes intentions mais il y a plus préoccupant. Aujourd’hui, le secteur culturel baigne toujours dans l’héritage de mai 68 dont il est l’un des derniers bastions. Les postes clés dans les arcanes de ce système assez opaque pour le grand public sont encore majoritairement tenus par des soixante-huitards figés dans leur vision d’un monde qui ne se décide toujours pas à évoluer dans la direction qu’ils souhaitent. Nombre d’entre eux sont issus d’une bourgeoisie et d’une culture classique occidentale qu’ils renient et avec laquelle ils n’ont toujours pas réglé leurs comptes, ce qui les conduit à user de leur influence et de leur pouvoir de décision pour promouvoir tout ce qu’ils jugent et croient conforme à leurs illusions révolutionnaires perdues. C’est ce processus qui mène aujourd’hui du niveau national au plus modeste échelon local à la promotion de nombreux sous-produits de divertissement de masse hissés au rang de créations artistiques. Pour ne donner qu’un exemple de la forme la plus caricaturale de ce que l’industrie du tout culturel et du multiculturel parvient à vendre au grand public comme de la création artistique subversive alors qu’il ne s’agit de rien d’autre que de marchandises de grande consommation aux dates de péremption déjà dépassées depuis longtemps, on peut citer entre autres le rap. Limités aux aléas du divertissement populaire, ces phénomènes de déclassement culturel seraient négligeables s’ils ne s’accompagnaient pas de leur dimension idéologique et c’est ici que nous retrouvons maintenant les effets des dérives de la pensée soixante-huitarde dans ses ultimes soubresauts.
Frustrés de leur Grand Soir jamais advenu, parfois culpabilisés par leur embourgeoisement et constatant à grand peine que la mayonnaise de leurs idées les plus extrêmes et les plus fumeuses ne pouvaient pas prendre dans une société encore bien ancrée (y compris les classes populaires) dans la stabilité des bonnes vieilles habitudes matérialistes et individualistes, les soixante-huitards et surtout leurs pâles rejetons (Nuit debout et compagnie) ont cherché d’autres causes nettement moins estimables à défendre que celles des ouvriers et du petit peuple, classes sociales plus préoccupées à juste titre par une amélioration jamais évidente de leurs conditions de vie et de pouvoir d’achat que par les horizons aussi radieux qu’improbables d’une révolution appelée à refaire un monde qui n’en demande finalement pas tant. Pour toute une génération activement politisée à gauche et à l’extrême gauche qui arrive maintenant dans les 70 ans ou plus, la pilule est amère et l’époque pénible. Pour toutes ces personnes, il est compliqué de faire le deuil d’un système de pensée et de valeurs qui s’est durablement installé dans le déni des maux qui nous affectent depuis au moins le 11 septembre 2001. Quand on a construit une vie intellectuelle et sociale entière sur un tel système, il est difficile de reconnaître à l'automne de la vie qu'on s'est trompé sur presque tout. Pour la génération intermédiaire, celles et ceux qui n'étaient encore qu'enfants en 68 et qui sont moins politisés bien qu'étant de sensibilité centre-gauche, l’adaptation à la réalité est moins problématique. C’est la raison pour laquelle, personnellement, je me réjouis d’être né trop tard pour avoir pris le risque d’être embarqué dans cette galère aux apparences de bateau ivre que fut, à mon avis, mai 68.
Photos : à l'école primaire Jeanne d'Arc (détail de photo de classe) et souvenir de jeu de billes (photo devant un détail de la fresque représentant le parc Nicod à Oyonnax.
02:19 Publié dans carnet | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : mai 68, blog littéraire de christian cottet-emard, évocation, souvenir, carnet, note, journal, christian cottet-emard, prairie journal, politique, galère, bateau ivre, révolution, crise des missiles de cuba, concile vatican 2, vingtième siècle, oyonnax, haut bugey, ain, rhône alpes, france, école jeanne d'arc