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11 juin 2020

Carnet / Dans le seul but de bien rêver

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Photo © Ch. Cottet-Emard

Moi qui suis accroché pour le meilleur et pour le pire à ces vallons et à ces forêts où j’habite aux confins de l’Ain et du Jura, je me demande toujours, piètre voyageur, touriste des plus ordinaires, ce qui me rend si familier de mes villes étrangères préférées parmi lesquelles, évidemment, Lisbonne où je me rendis pour la première fois en octobre 2013.

Cette photo date de cette époque. Sept ans déjà, et le souvenir intact, comme neuf, de cet instant privilégié, de ce moment à poème où un changement d’angle et de perspective transformait en quelques pas ma vision de ce coin de place.

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Cette question m’est pourtant venue à l’esprit au moment de prendre la photo, peut-être à cause de quelques couleurs aux nuances sombres malgré la lumière qui se joue des courbes et des plis de la ville et qui entre partout. Rien de suffisant pour penser à Borges et Buenos Aires.

Chaque regard invente sa propre géographie dans le seul but de bien rêver.

 

06 juin 2020

Carnet / Dans un pli du temps

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À cette heure fébrile de la nuit, lorsque le jour me manque le plus, en particulier en ces temps encore incertains où je me demande quand il sera possible de recommencer à se promener normalement dans les grandes villes d’Europe que je préfère, Lisbonne, Porto, Venise, Lyon, Rome, Florence, et dans celles que je souhaite découvrir, Madrid, Cagliari, Séville, je repense à un de ces moments vagues, difficiles à décrire, qu’on nomme parfois des instants de grâce et que j’ai quant à moi coutume d’appeler des moments à poèmes.

Il ne s’agit pas à proprement parler d’épisodes pendant lesquels un poème se fixe sur une page de carnet mais plutôt de variations dans le rythme du temps, comme si celui-ci, en s’écoulant, formait une onde ou un pli propices pour la conscience à de plus fines perceptions qu’à l’ordinaire.

Je crois que nous partageons tous ce genre d’expérience mais que nous sommes moins nombreux à tenter de les transcrire dans un langage ou une dans une forme qui nous conviennent. Parfois, à la faveur d’un détail ténu, par exemple d’une infime oscillation dans l’équilibre entre une personne et sa posture, il est possible de détecter chez les autres un tel événement. On peut parler d’épiphanies même si le terme peut sembler excessif au regard de l’apparente banalité de l’épisode vécu.

Le moment à poème qui me revient maintenant à l’esprit est survenu à Lisbonne près du quartier du Rossio voici quelques années.

Non loin de l’hôtel Avenida Palace, peu avant dix-huit heures, je prenais l’apéritif, Praça dos Restauradores, à la terrasse d’un de ces établissements dont nous n’avons hélas pas l’équivalent en France et qui sont un heureux et fort convivial mélange de café, restaurant, pâtisserie et salon de thé où l’on peut manger salé ou sucré à n’importe quelle heure du jour ou du soir. On y trouve une agréable variété de petite restauration pas chère à consommer sur place ou à emporter. Les plats garnis sont de la cuisine maison, en particulier la soupe dont un bol vous est servi pour une somme dérisoire.

Ces endroits sont fréquentés par une clientèle très variée elle aussi, qu’il s’agisse d’habitués, de touristes en pause café, de routards en pause sandwich, de lycéens et d’étudiants en pause sucrée, de dames à l’heure du thé, d’anglais en pause porto ou, comme moi, de français en pause vinho tinto.

Je faisais durer mon verre en ces instants où l’on comprend ce qu’est l’âme atlantique lorsque mon regard s’arrêta je ne sais pourquoi sur un homme entre deux âge qui occupait seul un petit guéridon. Il fumait un de ces cigares bon marché qu’on reconnaît à l’odeur un peu âcre, un cigare sec qu’il n’est point besoin de conserver en humidor. Le serveur venait de lui apporter une Sagres et un de ces sandwichs généreux composés de toutes sortes de charcuteries comme en trouve au Portugal.

Cet homme assez massif à la tenue et au maintien des plus ordinaires avait quelque chose d’un ironique et secret triomphe dans les yeux. Avait-il remporté une immense ou une minuscule victoire ? Se laissait-il tout simplement bercer par la douceur du début de soirée ? Venait-il de décider une bonne fois pour toutes de ne vivre que le moment présent ? Avait-il surmonté un vieux tourment ? S’était-il enfin rendu à la conclusion que tout est tragique mais que rien n’est sérieux ?

Tout cela se concentrait dans le regard qu’il portait au loin sur je ne sais quelle distraction qu’offrait la place animée et paisible mais ce n’était peut-être rien d’autre que son expression habituelle. Rien d’autre que l’un de ces rares instants modestes et précieux où l’on se sent provisoirement invulnérable parce que dans l’air doux d’une terrasse de Lisbonne, un serveur en veste blanche vient de servir l’apéritif.

 

Extrait de mes carnets de voyage

© Éditions Orage Lagune Express. Tous droits réservés.

Photo Ch. Cottet-Emard

 

 

26 mai 2020

Carnet / Moche, vulgaire, sans intérêt et puante.

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Cette pénible affaire de pandémie a donné du grain à moudre à un certain nombre de sociologues philosophes ou, comme on voudra, de philosophes sociologues médiatisés qui se plaisent visiblement à disserter sur le rapport négatif que l’individu occidental entretient avec la mort.

Pour résumer très grossièrement, ces beaux esprits nous expliquent que la mort fait partie de la vie et que nous avons donc tort, dans notre obsession de la mettre à distance, d’essayer sans succès de l’éloigner de nos pensées en mobilisant toutes les stratégies possibles de divertissement au sens pascalien du terme.

Pour étayer leur discours, ces penseurs pigistes et autres animateurs de café philo vont volontiers butiner dans d’autres cultures, celles qui ont une approche de la mort différente voire opposée à la nôtre. À nous, pauvres occidentaux matérialistes, de nous en inspirer pour nous guérir de notre allergie à la faucheuse et de renouer ainsi avec une sagesse que nous aurions perdue ou dont nous serions même carrément dépourvus !

Écouter ces vulgarisateurs dont certains sont encore relativement jeunes et en bonne santé discourir ainsi sur la mort avec tant de belle sérénité peut faire sourire ou agacer mais après tout, leurs livres ne manqueront pas d’enchanter les clients du rayon développement personnel des magasins Nature et découverte. Je suis beaucoup plus chagriné de trouver ce discours chez Jean Giono. Dans un entretien assez connu, il déclare :

« J'ai vu mourir des quantités de gens qui sont morts de mort naturelle. C'est-à-dire qui sont morts à un moment où la vie s'est arrêtée chez eux, ils ne sont pas morts de maladie, ils sont morts de vieillesse. C'était des morts logiques, c'était des morts normales, j'aimais beaucoup cette façon de mourir. »

Dieu sait que j’aime Giono, notamment le Giono de Refus d’obéissance et des Écrits pacifistes, mais là, il m’énerve, certes moins que nos petits penseurs à la mode mais tout de même !

Il m’énerve parce que je n’arrive pas à concevoir qu’il puisse exister une mort normale. C’est dans ma culture et dans ma nature, pour moi la mort est scandaleuse, quel que soit l’âge auquel elle frappe. Oui, elle fait hélas partie de la vie, ce qui amène certains, assez nombreux, à la considérer comme utile. Certes, la vie se nourrit-elle de la mort mais si je suis bien forcé de l’admettre, je ne suis pas obligé de trouver cela normal. Personnellement, je me fiche d’être utile à la vie comme à la mort. Utile au cycle du carbone, ça vous intéresse ? Moi pas.

La mort est commune, la vie extraordinaire, ce qui explique le mépris que m’inspirent les activités (souvent des loisirs) de ceux qui prétendent défier la mort alors qu’ils n’y sont pas contraints. Quand ils finissent par la trouver à force de s’exposer à elle par ce qui m’apparaît comme de la pure perversité, j’ai du mal à compatir.      

Pour en revenir à nos philosophes allégés si prisés des médias et des réseaux sociaux, je pense qu’en dehors de la compréhensible curiosité intellectuelle, il ne sert à rien d’aller chercher des consolations aux chagrins dont cette saloperie qu’est la mort nous accable dans des systèmes philosophiques ou religieux qui ne sont pas les nôtres en Occident. Non pas que ces cultures et ces systèmes soient méprisables. Ils ne sont simplement pas adaptés à notre façon d’être au monde.

Comme il en est dans toutes les autres cultures, nous avons dans la nôtre la trousse d’urgence nécessaire pour essayer de survivre avec l’idée de notre fin. Nos rites funéraires ne sont pas pires que les autres et ni plus ni moins ridicules, sauf lorsque chacun se met à bricoler ses propres rituels, notamment lors des obsèques civiles que je trouve particulièrement sinistres (ce n’est que mon avis personnel).

Lorsque j’assiste à des obsèques à l’église, je vois encore de la vie dans notre manière d’accompagner quelques instants le défunt. Je vois encore de la vie dans l’encens qui s’élève, encore de la vie dans les chants, encore de la vie au son de l’orgue, encore de la vie autour de la flamme des cierges, encore de la vie dans les larmes, encore de la vie dans la colère qui peut se mêler au chagrin, encore de la vie dans les dernières paroles que nous dédions au défunt pour envelopper son âme comme il en fut pour son corps.

Lorsque viendra mon heure, dans la mesure du possible, épargnez-moi la désolation des obsèques civiles. Évitez-moi aussi les fantaisies : ne m’installez pas en position fœtale dans une capsule de terreau pour qu’un arbre se nourrisse de ma dépouille et croisse au milieu des autres en une forêt absurde. Ne me transformez pas en engrais pour jardin public. Ne vitrifiez pas mes restes pour en faire un presse-papier. D’ailleurs, si cela n’est pas devenu obligatoire, ne me brûlez pas. La seule fumée que je souhaite en ces moments est celle de l’encens. Enfin, n’oubliez pas la croix sur le cercueil !

Ce n’est pas que je sois un bon croyant, plutôt une manière ultime, post-mortem bien sûr, de répéter que la mort est moche, vulgaire, sans intérêt et qu’en plus, elle pue.