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11 mai 2019

Carnet / Littérature et patates frites à la graisse de bacon

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Lorsque je travaille (très lentement) à un roman, je suis toujours perplexe quand il me faut céder à ce bricolage, c’est-à-dire veiller à la cohérence du récit, à l’épaisseur des personnages et autres ficelles attendues par une majorité de lecteurs comme on attend les pommes de terre avec la choucroute. Je voudrais bazarder toute cette horlogerie. C’est ce que j’avais fait dans mon Grand variable mais jamais ce livre ne fut considéré comme un roman.

 

C’est pourquoi j’admire Jim Harrison. On dirait qu’il n’a écrit tous ses gros bouquins que pour le plaisir de nous décrire ce qu’il mange, ce qu’il boit et où il marche. Plus les romans sont épais, plus les intrigues sont ténues ou bâclées. Les nouvelles tirent en longueur (ce sont d’ailleurs des novellas) et s’arrêtent comme elles ont commencé. Les chutes sont absentes ou prévisibles, notamment lorsqu’il y a suicide. Les scènes de sexe sont rapides, furtives et convenues. Le narrateur, omniscient ou non, est écrasant et désinvolte avec les autres personnages décrits à gros traits. La prose s’égare vers le poème et le poème s’épaissit dans la prose.

 

Lors d’une discussion avec un poète de ma connaissance, à l’écriture assez caractéristique de cette tendance que je déplore et qui consiste à intellectualiser la sensation, l’envie de provoquer un peu mon interlocuteur me fit évoquer un poème de Jim Harrison où il est question (entre autres) de patates frites dans la graisse de bacon. Le résultat ne se fit pas attendre. Mon visiteur poète me déclara : je ne lis pas de la poésie pour entendre parler de fricassées de patates.

 

Je lui répondis que je comprenais et respectais son point de vue mais que je ne le partageais pas. Du coup, la conversation tomba comme une cuillerée d’huile dans le gosier et nous eûmes bien du mal à la relancer tant elle avait été flinguée par les patates frites à la graisse de bacon de Jim Harrison.

 

05 février 2019

Carnet / Magique !

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L’hiver est décidément une bonne saison pour travailler à mes deux chantiers de roman. Pour oublier la neige, rien de mieux que de rédiger les scènes d’été. La pratique du roman a ses avantages quand on fait partie de la morne confrérie des météo-dépendants, poètes et boulimiques à leurs heures. C'est aussi une forme de narration qui peut souvent marcher toute seule comme si tous les matins, la cafetière venait d'elle-même remplir le bol par la seule grâce d'une rêverie routinière.

 

Le roman, c’est vraiment la double vie, une de ces petites libertés qui font oublier que ce mot tant galvaudé n’a de sens réel qu’au pluriel. Dans ce cas-là comme dans d’autres, (amour, bonheur, désir) il est amusant de constater que le pluriel n’est pas augmentatif mais diminutif. Les libertés ne sont pas la liberté, les amours ne sont pas l’amour, les bonheurs ne sont pas le bonheur, les désirs ne sont pas le désir.

 

Il arrive que les amis qui ne lisent pas et qui, de ce fait, ont une excellente raison de ne pas me lire, s’aventurent quand même parfois à me questionner sur ma perversion (l’écriture). La question qui revient le plus souvent est d’ordre technique : as-tu un plan ? Je recommande à l’auteur qui a encore l’âge, le statut social ou l’obligation professionnelle de se prendre au sérieux (ou de faire semblant) de répondre oui, ce qui rassurera la majorité du public dont les valeurs seront toujours l’effort, la peine, le boulot, le turbin, la tâche, le défi, le challenge, enfin bref, tout le saint-frusquin.

 

N’ayant plus aucune de ces obligations, j’ai le plaisir d’affirmer que lorsque j’écris un roman, je ne veux surtout pas établir un plan. Cela m'arrive pour la nouvelle dont le format requiert éventuellement plus de rigueur alors que dans le roman, on peut à mon avis se permettre de se vautrer avec autant d’aisance qu’un sanglier dans une belle ornière pleine de boue bien épaisse.

 

Par exemple, intégrer à la scène romantique le menu du restaurant où dînent les amoureux m’enchante, ce qui présentera d’ailleurs peut-être plus d’intérêt que ce qu’ils ont à se dire dans un tel moment avec le risque élevé d'un fragment de salade coincé entre les incisives.

 

Ah ! La magie de la littérature !

 

Image : ma cafetière volante photographiée par Marie

 

13 janvier 2019

Ce qui reste de l’âme de Marius le Bernois

(Extrait d'un roman en cours, terminé dans son premier jet mais qui me pose de nombreux problèmes techniques)

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Aux premiers soirs d'avril, la lune commence à reprendre ses aises dans le ciel lavé par les grandes bourrasques. L'enseigne de vaisseau Mhorn venait de monter de justesse dans l'autorail. L'engin avait ronronné jusqu'à la petite gare de Ceyzériat où il avait marqué un bref arrêt. Il lui fallait maintenant grimper à flanc de montagne, ce qui faisait parfois rugir son moteur lorsqu'il affrontait une pente particulièrement raide. Une suite de tunnels plongeaient les rares voyageurs dans l'obscurité bruyante de la machine. À quelques mètres de lui, une jeune fille lisait. Mhorn se cala dans son siège et somnola.

Il allait s'endormir pour de bon mais une grosse main s'abattit sur son épaule. Le Bernois. Marius le Bernois. Allez, l’enseigne, fais-moi donc un peu de place lança-t-il d'une voix sonore en soulevant le caban que Mhorn avait déposé sur le siège en face du sien. Puis plus bas en soupesant le vêtement : dis-donc, je vois que tu trimballes toujours ton artillerie. Tu vas finir par avoir des ennuis. Mhorn reprit son caban et le posa sur ses genoux. Dans la grande poche intérieure, saillait la crosse du Makarov. Le Bernois plia péniblement son corps massif et s'installa. Ses petits yeux nerveux roulaient en tous sens comme sous l’effet d’une menace mais une expression rieuse masquait vite toute forme de réelle inquiétude chez cet homme aux manières joviales. À part ça, qu'est-ce qui t'amène dans cette fichue bétaillère ? Mhorn esquissa une sourire. Lui et le Bernois avaient le même âge. Ils ne savaient plus depuis combien d'années ils se connaissaient. Ils avaient tous deux parcouru le monde dans leur jeunesse et chacun en avait tiré ses conclusions : dangereux et parfois plaisant pour Mhorn, assez vaste pour qu'on y déniche toujours une bonne affaire selon le Bernois.

Tu prends les transports en commun maintenant ? s'étonna Mhorn. Le Bernois hocha la tête d'un air finaud. Penses-tu. J'ai laissé le fourgon à Oyonnax. Je ne voulais pas descendre avec pour quelques paperasses à gratter en préfecture. Et après ? hasarda Mhorn. Le Bernois haussa les épaules. Après, je rentre à la boutique. Toujours ton bazar dans le Midi ? Non, non. Mon magasin à Berne. Des vieux trucs. Un peu de tout. Mhorn eut un sourire entendu. Le Bernois ne changeait pas. À l'entendre, il ne faisait rien et gagnait une misère. Je ne fais presque rien et je gagne une misère, se lamenta le Bernois. Mhorn partit d'un gros rire. La jeune fille releva la tête. Bon, ça va, s'irrita le Bernois. D'accord, je me débrouille. Mhorn n'insista pas.

Le paysage crépusculaire défilait, troublé par la crasse des vitres. D'un côté, des épicéas en rangs serrés, agrippés à la montagne. De l'autre, un à-pic vertigineux et tout au fond, la courbe moirée de la rivière et une usine électrique. Le Bernois retrouva le sourire. D'un geste de magicien, il fit apparaître une fiasque de voyage gainée de cuir. Il dévissa le bouchon, le remplit et le tendit à Mhorn qui flaira, goûta puis approuva d'un haussement de sourcils. Le Bernois opina du chef. Une distillerie des Orcades. Le douze ans à l'apéritif, le dix-huit au dessert et le vingt-deux de temps en temps, claironna-t-il en servant une nouvelle tournée.

La jeune fille jeta un regard amusé aux deux compères et reprit sa lecture. Le dernier reflet du crépuscule passa dans ses cheveux. Elle ne broncha pas quand l'autorail s'arrêta dans une minuscule gare dont la pendule avait perdu ses aiguilles. Elle ne bougea pas plus lorsque, à la fermeture des portes, deux types investirent bruyamment la rame. Après une rapide inspection des sièges vides et un regard sur Mhorn et le Bernois en train de trinquer, ils s'installèrent en mimant un salut caricatural, l'un à côté de la jeune fille, l'autre juste en face d’elle. Ce dernier, qui portait un anneau à l'oreille, baissa le livre que la jeune fille avait rapproché de son visage. Il émit un sifflement admiratif aussitôt relayé par les provocations salaces de son complice. La jeune fille tenta de changer de place. Le voyou à l'oreille percée saisit le livre et le jeta au sol.

Le Bernois vissa posément le bouchon de la fiasque, la remit dans sa poche et lança un clin d'œil à Mhorn qui acquiesça d'un hochement de tête. Il se leva et se planta devant les deux agresseurs. Mon ami ne vous trouve pas très galants, leur signifia-t-il. Les deux voyous se regardèrent et éclatèrent de rire. Tu as vu ça ? Le pépé nous trouve mal élevés. Mais peut-être que le pépé n'a plus sa tête ou qu'il a trop bu ? Mhorn observait tranquillement la scène. Le Bernois sourit et continua son cinéma. Mon petit gars, tu n’as pas grand-chose pour toi mais cela ne t'enlève pas un certain sens de l'observation. Je n'ai effectivement pas toute ma tête et cela s'aggrave lorsque j'ai bu. Le type à l'oreille percée posa une main sur l'épaule du Bernois. Bon, écoute pépé, tu vas retourner papoter avec ton copain et nous laisser finir avec mademoiselle. Tout ça n'est plus de ton âge, ajouta-t-il avant de pousser un hurlement. Le Bernois venait de saisir l'anneau et avait tiré d'un coup sec. Le voyou avait l'oreille en sang. Son complice, un instant pétrifié, se leva pour intervenir mais Mhorn le stoppa en lui appuyant le canon du Makarov sous le menton.

L'intérieur de l'autorail baignait maintenant dans l'éclairage glauque du plafonnier. La machine ralentissait et donnait des secousses. Elle s'immobilisa pour un bref arrêt en rase campagne. Mhorn pointa le Makarov en direction de l'homme qui saignait toujours abondamment. Descends. Descends, je te dis, ce sera plus pratique maintenant qu’on est à l’arrêt que tout à l’heure quand ça roulera... L'autre esquissa un geste pour le suivre. Non. Toi, tu restes. L'autorail repartit. On n'entendait plus rien d'autre que le grondement de son moteur. L'engin ralentit bientôt à l'approche du terminus. Pas tout à fait rassurée, la jeune fille fixait l'arme avec stupéfaction. Ne craigniez rien Mademoiselle, nous arrivons. Elle bredouilla un faible merci, descendit en hâte dans la clarté jaunâtre du quai et disparut dans la nuit.

Qu'est-ce qu'on fait de lui ? demanda le Bernois en désignant l'homme qui restait sous la menace du Makarov Si on le liquidait ? ajouta-t-il en le poussant violemment sur le quai. Mhorn lui enfonça le canon dans le dos. Avance. Au-delà de la sortie par le hall qui tenait lieu de salle d'attente, l'éclairage de la petite gare ne semblait plus qu'un coin de buvard en passe d'absorber  toute l'encre de la nuit. Quelques voyageurs descendus de l'autre rame s'engouffrèrent dans les rues désertes. Mhorn et le Bernois dirigèrent leur prisonnier vers un passage ténébreux entre deux murs aveugles. Tout au bout, une lueur blafarde indiquait la sortie. Tiens-moi ça, dit Mhorn en confiant le Makarov au Bernois. Pendant qu'on entendait Mhorn uriner dans un recoin où il avait disparu, le prisonnier envoya un regard affolé au Bernois. Ton copain avait raison, ironisa le Bernois, on a trop bu. À ta place, je partirais en courant. Tu vois cette petite lumière là-bas... Avec un peu de chance... Incrédule, le voyou oscillait du regard entre le Makarov et la ruelle. Le Bernois soupesa l'arme. Mon copain va revenir et lui, il sait s'en servir. Un conseil, cours. Le voyou détala. Le Bernois le laissa courir quelques secondes. Mhorn remontait sa braguette quand il entendit quatre détonations. Il se précipita en jurant vers le Bernois puis avisa la masse sombre qui gisait au milieu du passage. Bon sang, mais qu'est-ce qui t'a pris ?

Un son bizarre les sortit de leur stupeur. Ils s'approchèrent du corps. Prostré, le voyou sanglotait. Mhorn l'examina à la recherche d'une éventuelle blessure. Son pantalon était trempé. Il n'a rien. Ben c'est normal, grommela le Bernois puisque j’ai tiré en l’air... Filons, dit Mhorn, nous avons dû ameuter tout le quartier. Le Bernois lorgna le voyou. Encore à terre, il essayait de reprendre ses esprits. Le Bernois fut tenté de le frapper mais il y renonça pour ne pas déplaire à Mhorn qui n’avait pas l’air content. Donne-moi ça, grommela-t-il en désignant le Makarov. Oh ça va, la voilà ton antiquité, s’énerva le Bernois. Au fait, tu te débrouilles comment pour te procurer encore des munitions pour ce machin ? Mhorn boutonna soigneusement son caban après avoir empoché l’arme. J’en ai pour le restant de mes jours et des tiens réunis, si tu veux savoir. Et en plus, je ne m’amuse pas à tirer à tort et à travers comme certains... Le Bernois préféra ne pas relever et ils marchèrent un long moment, côte à côte, en silence.

Allez, c’est trop bête, dit Mhorn, après tout, il l’a bien cherché ce salopard. Pour sûr, ajouta le Bernois ragaillardi. Et si on allait fêter ça ? Je veux dire nos retrouvailles ? C’est bien le diable si on ne trouve pas quelque chose d’ouvert. Mhorn s’arrêta de marcher et regarda sa montre. À cette heure ? Essayons vers le cinéma, il y a peut-être une cantine qui sert encore. Le Bernois approuva et tendit sa fiasque à Mhorn. Tiens, prends donc un acompte mais laisse-m’en une goutte car on se les caille dans ce bled. Regarde, voilà mon camion. À côté, il y a un bar qui ferme assez tard d’habitude. Ils entrèrent et s’attablèrent mais le serveur qui devait être aussi le patron les informa qu’il n’avait plus personne en cuisine. Une assiette anglaise, c’est tout ce que je peux vous proposer à cette heure-là, Messieurs. Vendu ! s’écria le Bernois et ne lésine pas sur la cochonnaille, hein chef ? Et on a besoin d’une bouteille pour patienter ! Deux heures après, le serveur débarrassa une deuxième bouteille de vin et un flacon de Cognac. Il empocha les billets qui traînaient sur les assiettes vides et regarda avec soulagement les deux hommes franchir d’un pas mal assuré le seuil éclairé au néon de son établissement. Avant de descendre les grilles, il entendit encore quelques exclamations et quelques éclats de rire, puis il y eut un tintamarre de poubelles renversées. Après avoir éteint, il monta à l’étage supérieur en maudissant le destin qui l’avait fait échouer dans ce bar et dans cette ville.

Lorsque Mhorn se réveilla endolori dans la pénombre, il se souvint qu’il avait loué une chambre à l’hôtel mais à l’évidence, il ne s’y trouvait pas. Peu à peu, il distingua une banquette sur laquelle ronflait le Bernois. Il entendit le tic-tac d’un réveil et le localisa dans un fouillis d’objets de brocante. En se levant de la chaise où il s’était endormi, il trébucha sur quelque chose qui alla rouler sous la petite table de camping dans un bruit de métal. En face de lui, il identifia une étoffe qui évoquait des rideaux. Il les écarta et le lampadaire du grand parking envoya sa lumière orange dans le fourgon, éclairant par la même occasion le cadran du réveil dont les aiguilles indiquaient deux heures. Engourdi, Mhorn secoua le Bernois qui poussa un juron. Tu crois que je vais passer la nuit dans ton frigo ? Le Bernois le regarda hébété et fit mine de se rendormir. Allez, lève-toi, ou je te préviens que je te laisse geler ici. Moi, j’ai un lit qui m’attend à l’hôtel. Allez, debout ! Le Bernois obtempéra et s’écria : debout les morts ! Ils sortirent comme ils purent du fourgon et Mhorn dut attendre que le Bernois parvienne à extirper la clef de sa poche. Voilà, Monseigneur, la voilà votre clef, marmonna-t-il. Mais comme il ne réussissait pas à l’introduire dans la serrure, Mhorn saisit rudement le trousseau et se chargea de verrouiller toutes les portières. Mhorn respira avidement l’air froid et poussa le Bernois devant lui. L’hôtel est en face. Juste le parking et une rue à traverser. Allez, marche ! Le Bernois s’exécuta et gueula : en avant ! Marche !

Après deux petites heures d’un sommeil de plomb, Mhorn fut réveillé par la soif et la contrariété. Quand par extraordinaire il partageait son lit, c'était avec une femme et ce n'était pas pour dormir. Il alla boire à même le robinet du lavabo et revint s’allonger. Le Bernois se retourna, grogna comme un sanglier, se découvrit d’un geste brusque et sembla sombrer dans un sommeil encore plus profond, étendu sur le dos, la bouche ouverte et le visage tout gris. Dans la pénombre, Mhorn observa le Bernois qui dormait en caleçon. Ce corps pâle et massif tout en affaissements et en replis piquetés de poils rares et drus, cette peau grumeleuse, ces varices, ces pieds cendreux et cornés, ces ongles épais et jaunâtres, voilà ce qui enveloppait désormais l’âme de son camarade de jeunesse. Mhorn détourna les yeux du côté de la fenêtre et sursauta.

Une silhouette s’avançait vers lui, un visage sortait de l’ombre. Je me suis endormi et je suis déjà en train de rêver se dit Mhorn en reconnaissant son visiteur qui n’était autre que le Bernois, non pas le Bernois allongé à côté de lui mais le jeune le Bernois, le jeune homme avec qui il s’était lié d’amitié il y avait si longtemps. Marius ! s’exclama Mhorn en se redressant. Marius ! Le jeune homme s’assit sur le lit et fixa Mhorn dans les yeux. Le seul Marius que tu connais est allongé ici. Il est aux portes de la mort et si je t’apparais sous les traits de qui il fut, c’est pour ne point t’effrayer. Ne te préoccupe pas de savoir qui je suis, dis-moi seulement une chose : crois-tu que ton ami Marius le Bernois aurait pu frapper le jeune voyou à terre ? Mhorn n’arrivait pas à ouvrir la bouche. Après quelques instants qui lui semblèrent une éternité, il parvint à bredouiller : non, bien sûr, non. Je veux dire... Il ne l’aurait jamais fait. Tu mens mal mais ton ami peut te remercier de cette réponse. Pour ce qui reste de son âme, son heure viendra une autre fois.

La matinée était déjà bien entamée lorsque Mhorn et le Bernois descendirent prendre le petit déjeuner. Comment te sens-tu ? demanda Mhorn. Le Bernois leva la tête de sa tasse de café et écarquilla les yeux. En voilà une question ! C’est bien la première fois que tu m’en poses une pareille depuis qu’on se connaît...

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