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11 novembre 2014

Carnet / Du petit matin, du 11 novembre, de France Musique, des nouvelles Leçons de Morale et de la vie privée

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Pas besoin de gratter le pare-brise de la deuxième voiture qui couche dehors, le vent du sud a fait cadeau d’une nuit douce et humide. Effluves d’épicéa trempé, de mousse et de champignon. La chatte Linette se jette dans la ronde des dernières feuilles balayées par les courants d’air. Elle file se cacher dès que j’allume les phares. 

La route de Viry désormais risquée même à cette heure matinale (chauffards qui se croient tout seuls — c’est un pléonasme, j’en conviens — traversée d’animaux dérangés par la chasse, éboulements). Pain et croissants dans le halo jaune et bleuté d’une boulangerie du centre d’Oyonnax, en face du monument aux morts. Dans un quart d’heure, le stationnement sera interdit dans ce secteur pour cause de commémoration. Content de remonter chez moi à Viry avant le début de ce cirque.

J’ai une pensée pour mes lamentables années de presse locale au cours desquelles, je l’avoue, j’ai lâchement refilé les commémorations à des pigistes. Je ne suis pas contre les commémorations car oublier tous ces gamins à qui on a tout pris, en premier lieu leur vie et leur jeunesse, leurs joies, leurs amours, ce serait les tuer une seconde fois. Mais je pense que ces cérémonies devraient marquer des jours de deuil pour sortir à tout prix la guerre des esprits et non pas se répandre en ces kermesses radoteuses et sans recul historique.

Au lieu des bannières tricolores pavoisant les villes, ce sont des drapeaux noirs qu’on devrait déployer, pour que plus personne ne puisse oublier que dans cette immense escroquerie de la guerre, les vies de millions d’hommes ont été fauchées par les munitions fabriquées par leurs proches, leurs épouses, leurs collègues non mobilisés, leurs anciens chefs trop vieux pour partir à l’abattoir mais à la manœuvre dans les usines. Pendant que les chanteurs de variétoche à deux balles de l’époque voire les compositeurs officiels « contribuent à l’effort de guerre » par des chansons et des musiques de propagande, les affaires continuent. Pour les patrons d’industrie lourde, elles ne sont même jamais si florissantes. Voilà pourquoi vous mourrez, pauvres gars envoyés au front à coup de bottes de gendarmes dans le derrière. Même le vieux Anatole France l’a écrit : « On croit mourir pour la Patrie, on meurt pour des industriels. » carnet,note,journal,matin,petit matin,cafetière,croissant,pain,boulangerie,prairie-journal,écriture de soi,autobiographie,journal intime,11 novembre,morale,france musique,christian cottet-emard,radio,littérature,radio,viry,jura,franche comté,oyonnax,ain,rhône-alpes,france,europe,commémoration,centenaire 14-18,sdf,ordre établi,nouveau conformisme,engagement,vie privée,paix,sécurité,paix sociale,occident,individu,notion d'individu,anatole france,js bach,café,petit déjeuner

Aujourd’hui encore, après avoir connu l’après soixante-huit où les commémorations tricolores énervaient presque tout le monde, je suis déçu et inquiet du retour de ces effets de manche patriotiques, de cette façon de parler de la guerre au moyen de vieux clichés qu’on croyait définitivement ringardisés. Bien sûr, les journalistes, cette corporation que je n’aime décidément pas, sont les premiers à resservir cette soupe en osant encore parler de « morts au champ d’honneur » ainsi que je l’entends encore ce matin sur France Musique. 

Ah, je rêve d’une vraie radio musicale classique, sans parole, qui ne m’obligerait pas à éteindre le poste chaque fois qu’un énième bulletin « d’information » me rabâche ad nauseam, pendant que je bois mon café, le sempiternel conflit israélo-palestinien, le fanatisme religieux et les turpitudes des financiers et de leurs désormais valets, les élus du peuple. Je ne veux rien entendre d’autre que Bach en prenant mon petit déjeuner ! Si je m’intéressais au reste, j’irais sur France Inter et non pas sur France Musique !

De nos jours qui se paient de mots, j’entends déjà les objections et les reproches automatiquement suscités par mes propos. Depuis le temps qu’on me les ressort, ces mots de la Nouvelle Morale, du Nouvel Ordre établi, de la Moderne Bonne Conscience : l’engagement, le militantisme, la conviction, le bénévolat...

Je sais que c’est mal porté en ce moment, mais ma révolte n’est pas politique. Elle est tournée vers ce qui rétrécit, limite, réduit dans la vie personnelle. Le collectif m’ennuie, me stresse. Je ne m’y épanouis pas, je ne peux y tenir ma place. Pour moi, la plus belle invention de l’Occident est la notion d’individu et de vie privée. Cela peut paraître léger, immature de ma part mais l’engagement politique ou social m’est totalement étranger. Il y a déjà assez à faire dans le cercle privé. 

Je connais trop de gens qui se dévouent corps et âme pour des causes à l’autre bout de la planète et qui se désintéressent de leurs voisins voire de leurs proches, trop de gens qui ont une noble empathie pour tout le monde en général mais pour personne en particulier, et j’ai un dégoût spécial pour ce genre d’attitude. Telle est ma nature profonde et irréductible, quel que soit le prix à payer — et j’ai déjà beaucoup payé, et je paye encore pour cela. Je ne m’intéresserai à la politique que lorsque plus personne ne sera SDF et que sera institué un revenu minimum universel, seul garant de la paix sociale. Puisque nous vivons dans un monde où tout s’achète et se paye, achetons et payons la paix ! Ce sera toujours moins cher que si nous continuons ainsi...

Photos : - ma fidèle cafetière.

- Dans le sombre recoin d'une église de Lisbonne. (Photos © Christian Cottet-Emard)

03 octobre 2014

Carnet / Du sentiment d'habiter

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Je trouve amusant de m’entendre dire « toi sur Facebook ? » Pourquoi pas ? Il y a des gens très bien sur Facebook, et très intéressants, avec qui il est agréable d’échanger des textes, des idées, des blagues, des photos, des vidéos, des bonjours. Je n’ai absolument pas le sentiment d’y exposer ma vie privée ou de m’y livrer à quelque exhibitionnisme narcissique. Les « amis  » inconnus avec qui je peux parler art, poésie, littérature me sont souvent plus proches que des gens que je connais, que je peux croiser tous les jours dans la rue et qui ouvrent des yeux ronds comme si je venais de prononcer un gros mot lorsque je me hasarde à leur parler d’un livre, d’un auteur, d’un poème, d’un tableau. Ceci est particulièrement vrai à Oyonnax où je ne vis plus mais où je suis obligé de descendre pour des courses et des démarches. Je n’ai vraiment presque plus rien à voir avec cette bourgade où je me sens plus que jamais un étranger alors que ma famille y a vécu depuis des générations. Ce constat me tourne dans la tête chaque fois que je reviens de voyage. Avec les liens tissés grâce à Facebook et aux blogs, je me sens moins prisonnier, moins isolé et incompris d'un point de vue culturel. 

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Lors de mon récent séjour à Lisbonne, nous avons dîné dans un petit restaurant mon épouse et moi avec une amie qui a traduit un de mes recueils de poèmes en langue portugaise. Nous parlions de Facebook qui nous avait permis de nous donner rendez-vous dans le quartier du Miradouro de Sào Pedro de Alcantara et notre amie a prononcé une phrase qui m'a frappé : « Ici, avec mes amis, nous n'avons pas besoin de nous donner rendez-vous pour nous voir. Nous savons que nous sommes dehors à tel endroit, à tel moment de la journée. »  

Voilà bien ce qui me manque ici, dans ma région où la convivialité urbaine et la qualité de vie à l'extérieur n'existent pas.
    

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Sans vouloir comparer ce qui ne peut pas l’être, le contraste est rude au retour de Lisbonne. Ah, le climat tempéré océanique (on dit aussi méditerranéen influencé par le Gulf stream), les squares, les immenses jardins publics avec leurs kiosques où grignoter un sandwich et siroter un café, une bière ou un verre de vin, fumer un cigare sans être embêté par un ou une militante hygiéniste, « les nouvelles chaisières » ainsi que les appelle Jean Pérol ! À Lisbonne, je ne râle presque plus et je ne ressens plus cette fatigue qui m’écrase depuis ma petite enfance. Et puis ce suprême plaisir : n’entendre que la musique de la langue portugaise sans comprendre ce qui se dit et se trouver de ce fait préservé de toute actualité.

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Insouciance de ne comprendre aucune autre langue, pas même l’anglais,  sensation délicieuse d’être à l’écart de tout, sauf des sensations immédiates de la flânerie, luxe d’être un touriste anonyme avec qui l’on se montre affable et courtois si l’on reste simple et sans arrogance, si l’on comprend que comme tout lisboète, vous êtes vous aussi capable de trouver du bonheur à vous asseoir sur un banc pour « prendre un bain de temps » ainsi que l’écrivait le poète Jean Tardieu.

Après deux séjours successifs à Lisbonne, j'ai beau avoir peur en avion et dans les aéroports, je referai le voyage, y compris pour de simples week-ends.

 

Photos : bancs publics dans le quartier Principe Real.

Cyprès géant en tonnelle, quartier Principe Real.

Pause café sous le kiosque du parc das Amoreiras sous l'Aqueduc des Aguas livres.

Un petit verre dans un autre jardin public ! (Photos © Christian Cottet-Emard) 

07 juin 2014

L'énigme du bonheur (Carnet de voyage)

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Je voudrais que les lignes poussives parfois baptisées rapides ou  express puissent me  transporter d'un bond depuis mes forêts d'épicéas jusqu'à la lagune vénitienne. Il ne faut pas moins de douze heures de chemin de fer (et un moral d'acier) pour relier le quai désert de ma petite ville du Bugey à la gare Santa Lucia. Entre temps, il faut escalader le marchepied d'autorails exténués. Il faut se laisser bercer par les mouvements furtifs de wagons si éloignés de la motrice qu'ils semblent glisser à l'abandon dans une irréelle dimension. Il faut longer au ralenti des lacs sinistres, fermer les yeux sur des vallées grises, pencher la tête sur les quais de Modane et de Bardonechia (E pericoloso sporgersi...)

Après la frontière, il faut attendre que les passagers italiens retrouvent leur bonne humeur. Ils ont dû subir les regards inquisiteurs de leurs compatriotes douaniers qui, d'un geste las, font remballer leurs cartes d'identité aux voyageurs français. En direction de Turin, l'atmosphère se détend d'un seul coup. Cela se passe à un endroit de la ligne qui doit signifier quelque chose d'obscur dans l'esprit des italiens. Le train ralentit. Il s'arrête.

Je me penche dehors. Cet endroit, personne excepté moi ne songerait à le nommer. Un lieu de joie incompréhensible... Des cardères sauvages hissent leurs têtes de hérissons jusqu'au-dessus du ballast.

Quand les trains s'immobilisent quelques minutes en rase campagne ou aux abords d'une gare, le silence passe sur le monde. Je pense à l'aile géante d'un oiseau de légende ou à un nuage devant le soleil. Nous voici nulle part, au rendez-vous muet des heures et des kilomètres, là où s’embrouillent ces deux mesures en une pelote d'aiguillages, de gravier, de cailloux et de mâchefer.

Sandwiches, tartines, biscuits, chocolat, salami, bière, vin, cigarettes circulent dans le compartiment. Des dames seules au maintien aristocratique croquent à belles dents leur casse-croûte. Des bambins courent partout. On se passe le sel pour les œufs durs. On se prête une tasse en plastique qui coiffe un thermos de café. On fume. On prendra un vrai café à la gare de Turin.

En ce moment, ces gens sont heureux. Nombre d'entre eux ont sans doute des problèmes (chagrins d’amour, fins de mois, dettes, deuils, travail, petits chefs teigneux, logement, maladie, rêves avortés, échecs...) Et pourtant, en cet instant précis, en ce lieu sans nom, une sorte de grâce les habite.

J'ai devant moi l'énigme du bonheur.

 

Extrait de Carnet italien. © 2014 by Christian Cottet-Emard © 1992, Éditions Orage-Lagune-Express