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06 mai 2020

Carnet / Nachtmusik

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Chez moi, nuitamment.

(En écoutant la Nachtmusik de la septième symphonie de Gustav Mahler)

Après le bref orage, clair de lune vaporeux ce soir. Les toits mouillés des maisons voisines luisent sous la clarté opalescente des moutonnements de nuages qui semblent agrandir à l’infini le ciel laiteux. Des voiles de vapeur parfumée à l’iris et au lilas montent des herbes trempées et se dispersent dans les haies froissées d’une aile d’oiseau au sommeil troublé.

La nuit légère d’un beau printemps ignore les inquiétudes et les tourments humains mais serait-elle aussi réelle si aucun regard conscient ne pouvait la contempler afin d’en concevoir des tableaux, des musiques, des poèmes ou de simples rêveries ?

***

Au cours de ma vie principalement organisée en privilégiant la sécurité, le calme et le retrait, il s’est passé plus de choses extraordinaires, inexplicables et inattendues que dans les récits de fiction les plus débridés. J’ai toujours ce constat à l’esprit lorsque je travaille à l’écriture romanesque et je me demande même pourquoi j’éprouve le besoin d’écrire des histoires dans lesquelles tout ou presque est inventé. La réalité autobiographique est tellement plus subtile et plus riche que ce laborieux bricolage narratif qu’est le roman, à moins qu’on ne parle du roman historique et des grandes fresques sociales que je ne pratique pas.

***

Puisqu’on ne peut guère parcourir les chemins, on peut toujours voyager dans le temps, surtout dans le passé. Le véhicule est des plus simples, l’album des premières photos. Quelques pages tournées suffisent pour tisonner l’étonnement d’avoir été un bébé, un bambin puis, très vite, un gamin réservé et ombrageux.

On sort de l’enfance comme le loup du bois.

 

25 avril 2020

Carnet / Du cauchemar de l’homme nouveau

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(Photo C. C-E)

Les grandes peurs nées des grandes crises font toujours réapparaître la sinistre figure de l’homme nouveau.

Notons d’abord que l’homme nouveau ne peut exister que dans l’imaginaire et la mythologie des sociétés totalitaires, ainsi qu’on le voit avec les différentes formes de fascismes lorsqu’elles accèdent au pouvoir avant de provoquer des catastrophes et des destructions qui prouvent hélas toujours trop tard que ces systèmes ne sont pas viables.

L’homme nouveau est la figure de l’après, celui qui a survécu et qui est censé repartir à zéro. Pur fantasme bien sûr, mais récurrent en période troublée comme celle que nous traversons.

Comme les fantômes, ce n’est pas parce que l’homme nouveau n’existe pas qu’il ne hante pas les consciences. Ce spectre capable de se concentrer en un seul individu tout en se dispersant dans la foule des autres peut fanatiser les populations, lever des armées et porter la guerre totale comme on l’a vu au vingtième siècle. Plus sournoisement, il peut réveiller en plein cauchemar des sociétés assoupies.

J’aurais dû écrire cauchemar au pluriel mais je ne veux évoquer maintenant qu’un seul d’entre eux, le cauchemar hygiéniste parce que celui-ci trouve inévitablement un terreau fertile dans la crise sanitaire pour rencontrer des opportunités d’éclore dans la réalité.

L’obsession hygiéniste ne date pas d’aujourd’hui, elle peut même varier à travers les époques et les modes. Au temps de l’aristocratie triomphante, plus on était gras, plus on était séduisant parce que ce gras indiquait prospérité et statut social élevé. De nos jours, c’est l’inverse. Il faut non seulement être svelte pour satisfaire aux critères esthétiques mais encore sportif pour satisfaire aux critères de performance, d'adaptabilité et surtout de productivité.

Nous l’avons compris, le pouvoir moderne veut des populations actives heureuses d’être dures à la tâche ! Honte aux enveloppés, aux épais, aux lourds et autres bons vivants sujets aux petites somnolences d’après repas ! Haro sur les jeunes retraités qui ont l’insolence de s’envisager centenaires ! Place aux jeunes qui, une fois pressés comme des citrons, sont priés d’avoir la politesse de mourir juste avant de commencer à vieillir ! Cela évitera le conflit de générations.

Ce que je viens de décrire à gros traits l’a été mieux que je ne saurais le faire par la littérature de science-fiction, laquelle est désormais de beaucoup dépassée par la réalité ainsi qu’on peut le voir dans l’évolution de notre société qu’on pourra bientôt qualifier de post-démocratique si on continue d’en confier le destin aux seuls technocrates et gestionnaires. La pandémie n’a pas mis longtemps à nous en esquisser la démonstration si nous ne veillons pas au grain lorsque la parenthèse se refermera.

Je n’aime pas le présent que nous fait le virus mais l’avenir qu’il peut nous léguer m’effraie. En quelques semaines de mesures d’exception que seule la situation sanitaire peut provisoirement justifier, les technocrates et les gestionnaires de ce gouvernement élu de peu et qui n’a que l’économie pour politique peuvent prendre goût à des réflexes rapidement et assez facilement acquis. À cet égard, la pandémie leur a ouvert un vaste espace d’expérimentation sociale inquiétante en de telles mains.

J’ai peur d’un monde où la liberté de déplacement et l’accès à l’aide, aux soins et aux prestations économiques et sociales dépendront de l’âge, du mode de vie, des bonnes ou mauvaises habitudes de consommation, du régime  alimentaire, de la masse corporelle et de tout ce qui fait de nous des individus différents, uniques et irremplaçables et non une masse indifférenciée de créatures calibrées et embrigadées sous l’étendard de l’homme nouveau.

Ce monde de la dictature hygiéniste ne relève hélas plus de la fiction. L’oppression d’hier procédait par la terreur et l’élimination physique consécutives à l’agression et à l’abandon à la misère, celle de demain procédera par l’obligation de santé ou de ce qui en tiendra lieu : performance, mouvement et tempérance. Plus besoin de contraindre par la violence physique, l’injonction à la normalité assortie à la mise sous pression financière suffira. 

Je vois venir le jour où nous serons tenus de présenter à tout contrôle une licence de club sportif permettant de prouver notre allégeance au dogme de performance, de mouvement et de tempérance. Pour celles et ceux qui s’y montreraient rétifs, restriction des droits à l’assurance maladie, augmentation des tarifs de mutuelles et autres mesures de rétorsion et de contrainte.

Moins extrêmes, de telles initiatives commencent à apparaître (présentées sous l’angle positif) dans certains contrats d’assurance sous forme d’avantages financiers en faveur de l’assuré sportif. Quant à votre éventuel tabagisme, cela fait désormais des lustres qu’il fait partie du questionnaire santé sans que cela ne fasse tousser quiconque.

Triste et inquiétante figure que celle de l'homme nouveau, celui ou celle qui mange peu, ne boit pas, ne fume pas, n'est pas sédentaire, n'a pas de racines, pas de passé et à peine un présent, se déplaçant sans cesse en groupe au gré des ressources disponibles comme le font les bancs de poissons en quête de simple subsistance... L'homme nouveau : confinable et déconfinable à volonté.

(À suivre)

 

Note : ce texte est la version actualisée mais encore incomplète d’un article conservé en archive sur ce blog.

 

23 avril 2020

Carnet / D’une étrange attirance

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Je m’abandonnerais encore plus facilement au charme bucolique de la nature et aux rêveries poétiques qui vont avec si, lors d’une promenade, ma main pouvait s’assurer de la présence d’une arme chargée dans ma poche. La loi me l’interdit mais pour mes personnages, c’est une autre histoire ! Lorsque j’écris un roman ou une nouvelle, j’ai un vrai plaisir à me documenter sur les armes de poing dont je peux les équiper lorsqu’ils évoluent en eau trouble.

Ce goût me vient de mon enfance désormais lointaine. À cette époque, les années soixante du vingtième siècle, les magasins de jouets regorgeaient de revolvers et de pistolets si réalistes qu’ils étaient utilisés par certains truands amateurs qui avaient la mauvaise idée de s’en servir pour des braquages, le genre de projet qui peut vous envoyer à l’ombre pour autant d’années que si l’arme n’est pas factice, et c’est très bien ainsi.

Dans la propriété de mes grands-parents où, tout gosse, je passais la plus grande partie de mon temps, la cour intérieure, le jardin et le hall résonnaient plus que de raison des pétarades de mes jouets favoris. Il s’agissait de deux lourds colts en métal chromé dont on appelait les munitions, bien sûr sans projectiles, des amorces.

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Rien ne m’excitait plus que d’appuyer sur la détente dans les endroits les plus sonores, notamment ce fameux hall carrelé aux murs peints dans les années trente d’où partait le grand escalier menant au premier étage, ce qui n’était vraiment pas du goût de mon arrière-grand-mère exposée à ce vacarme à quelques mètres de son appartement.

Il échappait à mon insouciance d’enfant qu’elle était née à la fin du dix-neuvième siècle, plus exactement en 1882, et qu’elle pouvait donc prétendre, malgré sa santé de fer hélas doublée de longs épisodes dépressifs, à un repos bien mérité jusqu’à la fin de sa vie qui survint en 1978 alors que j’avais dix-neuf ans.

Elle avait trente-deux ans en 1914 et cinquante-sept en 1939 mais lorsqu’elle me parlait des deux guerres mondiales, c’était toujours sous le coup de la frayeur transmise dans la mémoire traumatique familiale par l’incarnation de la figure de l’ennemi prussien, les uhlans, même si ces cavaliers armés de lances ne furent engagés qu’au début de la guerre de 14 avant d’être envoyés comme fantassins dans les tranchées.

Contrairement à d’autres membres de ma famille qui s’en désolaient, mon arrière-grand-mère semblait indifférente à ma préférence de petit garçon pour les jeux guerriers et les armes. C’est en pensant à elle que j’ai écrit une courte nouvelle sur le thème des uhlans. Tous les récits familiaux des deux conflits mondiaux et du conflit algérien ont réussi à me transmettre le dégoût de la guerre mais, paradoxalement, pas celui des armes individuelles, en particulier les armes à feu.