20 février 2021
Carnet / Par la petite porte
Il ne m’est jamais arrivé de ma vie de me lever le matin et de me dire : aujourd’hui, je vais écrire un poème. J’y songe en parcourant les deux volumes de poésie (du moins étiquetés ainsi, même s’il s’agit peut-être d’autre chose, peu importe) que j’ai publiés ces deux dernières années, Poèmes du bois de chauffage et Aux grands jours. L’ensemble représente à peu près trois-cent-soixante pages et il reste tout ce que je n’ai pas publié, soit à ce jour l’équivalent d’un troisième volume, mais ce n’est pas ma priorité.
En revanche, je me lève très souvent dans cet état d’esprit particulier qui annonce l’écriture d’un poème ou de ce que l’on continue de nommer ainsi. Décrire cet état de conscience n’est pas simple.
Ce serait comme marcher tranquillement dans une rue monotone en longeant des immeubles et des murs puis, subitement, s’arrêter au seuil d’une petite porte à peine entrouverte. Le plus souvent, c’est une porte en bois à la peinture délavée. Lorsqu’on la pousse, elle n’ouvre pas sur un intérieur mais sur un extérieur, parfois un jardin, parfois une plage. Une fois, la porte ouvrait sur la berge d’une rivière. Il arrive que l’ouverture déclenche une petite brise ou un peu de vent, un courant d’air frais ou un souffle tiède et parfumé comme celui du fœhn.
Qu’on franchisse ou non le seuil, on sent que le poème, lui, est entré en soi et qu’un jour il sera peut-être écrit, mais en ce qui me concerne, seulement si cela me chante.
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31 octobre 2014
Carnet / Des lectures
Avec le retour de cette maudite heure d’hiver, se profile la fin de l’année. Si 2014 n’avait pas été sauvée en cette deuxième partie d’automne par mon séjour à Lisbonne et une très heureuse surprise d’ordre purement matériel, je n’en aurais vraiment rien gardé, à tel point que lorsque je fais le bilan de mes lectures ainsi que j’en ai l’habitude dans mes carnets, je pense surtout à des livres que j’ai lus en 2013 !
Photo : mes nouveaux carnets.
C’est sans doute pour cette raison que ce jeudi chez le libraire Montbarbon à Bourg-en-Bresse, mon regard s’est arrêté sur la belle couverture du récent recueil de nouvelles de Claire Keegan, À travers les champs bleus (éditions 10/18). Je ne sais pas ce qu’il me réserve mais je n’ai pas oublié son limpide Les trois lumières (éditions Sabine Wespieser) qui m’avait été conseillé. Cette découverte avait compensé ma malencontreuse lecture d’un autre ouvrage qu’on m’avait aussi conseillé, Le Jour du Roi d’Abdellah Taïa, un roman écrit à la paresseuse, presque entièrement dialogué, mais surtout complaisamment sordide (à mon goût évidemment) et totalement incompréhensible pour moi car radicalement étranger à ma sensibilité, à mes préoccupations et à ma perception du monde.
2013 n’a pas été pour moi une grande année de lecture parce que j’étais dans de gros chantiers d’écriture et parce que j’ai laissé ces chantiers à l’abandon début 2014 avant de m’y remettre lors de cet affreux été pluvieux. Il m’a donc fallu rattraper le retard, ce qui ne m’a pas empêché, malgré un contexte psychologique désastreux, de tomber sur quelques pépites : La Fille de Debussy de Damien Luce (éditions Héloïse d’Ormesson), La Djouille de Jean Pérol (éditions de la Différence) — je rappelle au passage son superbe recueil de poèmes Libre livre (éditions Gallimard) — et sur de très bons ouvrages : Chasseur de primes de Joël Bastard (éditions La Passe du vent), dont j’avais aussi beaucoup aimé Le Sentiment du lièvre (éditions Gallimard), Un beau soir l’avenir de Didier Pobel (éditions La Passe du vent), Le Parapluie rouge d’Anna de Sandre (éditions Atelier in 8) et C'est gentil d'être passé d'Hélène Dassavray (éditions Le Pédalo ivre). Je me suis tout récemment plongé dans À distance d’Henri Michaux (éditions Poésie/Gallimard) et dans les Poèmes français de Fernando Pessoa (éditions de la Différence). Je parlerai prochainement dans ces colonnes de ce recueil reçu en service de presse.
Quand je pense au nombre de livres publiés et disponibles en librairie, à leurs trois malheureux petits mois de vie en relatives « nouveautés » avant de rejoindre au mieux les rayons et au pire le pilon, je suis toujours troublé, non seulement en tant que lecteur mais plus encore en tant qu’auteur.
Ce trouble récurrent ne va tout de même pas pour moi jusqu’à la décision dont vient de me faire part un ami proche, écrivain et poète, de ne plus communiquer en public sur son activité de création littéraire. Même si je peux comprendre ses raisons, je ne pense pas en revanche qu’à plus de cinquante ans on puisse devenir quelqu’un d’autre du jour au lendemain, même si on en a le désir. Comme on dit à la roulette, rien ne va plus !
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24 octobre 2014
Carnet / Du bord du monde
Pas d’été et déjà les premières gelées. La deuxième voiture couchant dehors, j’ai dû gratter le pare-brise ce jeudi matin à 6h30. Heureusement que j’ai eu le séjour à Lisbonne en septembre pour me souvenir du bonheur de se promener du matin au soir, jusqu’à tard dans la nuit, en t-shirt (je devrais écrire en maillot).
Devant chez moi, juste avant la tombée de la nuit
Désormais, malgré quelques journées ensoleillées dans ma campagne jurassienne, me voici en veste polaire jusqu’au mois de juin prochain, y compris pendant un rite annuel dont je me passerais bien : ranger le bois de chauffage. Le camion verse dix stères et il faut empiler tout cela, et pas n’importe comment encore ! L’air doit circuler dans la pyramide pour que le bois ne se gorge pas d’humidité. L’autre jour en me promenant, je suis passé près de maisons où les piles de bois de chauffage étaient assemblées au millimètre. Parfois, les jurassiens empilent en produisant des figures géométriques. Les auteurs de ces raffinements sont-ils des esthètes ou des malheureux harcelés par l’ennui ?
Je ne le saurai jamais car je vis dans un autre monde, un monde où les piles de bois sont biscornues, un monde où un après-midi passé à monter ces piles de bois est un après-midi absurde. « Tu dois être content de voir le travail accompli le soir, une fois que tu as fini ! » m’a dit un jour quelqu’un. C’est ça ! Et pourquoi pas la satisfaction du devoir accompli pendant qu’on y est ?
Finalement, je suis content que ma pile de bois soit moche à chaque fois : rien que pour le plaisir d’emmerder ceux qui me font ce genre de réflexion. Ça tient sans risquer de s’effondrer et ça finira dans la cheminée, point final. Tout le reste est littérature et pas la meilleure ! Dans le Jura, s’il y en a qui se prennent pour des trappeurs du Grand Nord ou qui se la jouent écrivains du Montana, ça les regarde ! Moi, je ne suis que ce que je suis, un type qui écrit ce qui lui passe par la tête et qui se chauffe au bois.
J’habite la campagne mais je ne suis pas un homme de la campagne. J’ai habité en ville mais je ne suis pas un homme des villes. Je suis content de savoir que je peux me replier à la campagne quand je m’aventure en ville et je suis tout aussi content de pouvoir m’échapper en ville quand je suis à la campagne. Je ne suis de nulle part. Je ne suis que de l’endroit où je rêve.
Je suis l’homme des bords, des seuils, des lisières, des berges, des rives, des quais, des fenêtres. Lorsque j’ouvre ma fenêtre le matin sur ma campagne, j’ai vécu l’essentiel de ma journée. Ma place dans le monde est là : au bord. Jamais au milieu du monde, jamais au cœur de l’action, jamais au cœur du sujet.
Je suis arrivé sur Terre comme à l’opéra. Je me suis installé pour assister à la représentation et pour écouter la musique. Cette posture n’a rien de triste ou d’affligeant, c’est juste la place qui m’est destinée. Je comprends que cela soit parfois pénible, décourageant pour mes congénères, que cela les dissuade de me connaître plus. Pour la plupart d’entre eux, le bord, le seuil, la rive, la lisière, c’est la marge, et la marge est inconfortable. Même pour moi, ce n’est pas toujours confortable, mais c’est là que je parviens à me tenir à peu près en équilibre, à peu près à l’abri de tristesses et de chagrins déjà vieux qui essaient de s’accrocher, à peu près à l’abri du dégoût, de la désillusion et de l’amertume.
Le bord du monde, le lieu où il n’existe nulle obligation de réussir, pas même une pile de bois de chauffage ! Le lieu où l’on peut enfin se permettre de n’être rien.
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